Sebastian Reichmann
(France)
L’arc-en-ciel, ici et maintenant
l’arc-en-ciel ici et maintenant
c’est pour toujours
la première fois
lors des conversations
débordant de vide
je me rétracte en moi-même
je me prends pour Dieu
les autres disparaissent
sans aucun effort
de ma part
assis au carrefour
entre demi-réveils
et crépuscules sucrés
je défais un peu les nœuds du corset
Une seule overdose
une seule overdose d’impatience suffit
pour brouiller la syntaxe du miracle
soudain on ne voit plus la main de personne
esseulés de nouveau par la perte de l’ailleurs
nous flottons avec les autres
entre santé et maladie
entre grotesque et cendre
Même les aveugles
même les aveugles se comportent en voyous
se cognent entre eux
apprennent à nous éviter
après les jurons murmurent des excuses
(ainsi
qui s’éloigne de son cahier
s’éloigne de tout)
Le salut par les objets
Serrés dans la cave du photographe d’œuvres d’art
les objets-sujets fouillent dans les sous-sols
– taupes impuissantes et têtues –
exorcisant la discorde et l’éloignement
aucune rhétorique ou humidité ne peut les atteindre
(tout semble bien pesé comme dans une fable non-écrite)
Les objets d’art appelés comme tels
et leur ombre négative
disparus sans trace
laissant la voie libre à ceux qui sont nos parents
hors de l’espace et du temps
Sortie des acteurs
Ils s’assoient à la même table que nous
un peu à l’écart
ils bavardent jactent
la bouche de travers
le pain sur la planche est déjà humecté
mâchouillé mastiqué
les professeurs rigolent doucement
leur règne ne fait que commencer
trois verres de vin rouge ensuite
trois cigares sortent de la poche intérieure
de la veste de l’éclairagiste
arrivé avant tout le monde pour guetter au bar
pour débusquer les mouvements des uns et des autres
Dans les chambres
Dans les chambres où nous ne sommes pas entrés
on passe sans entrave de l’une dans l’autre
Le bras de pierre de Veronica Micle
a cassé son poing qui tient le flambeau
collé sur la poitrine du poète
Les chiens sont les maîtres de la dernière synagogue
dans la ville postcommuniste
Le Centre de Guérison du Phénotype
réduit sans pitié les distances
Les cours communes de l’enfance
s’émiettent sous les coups de ciment
du Transsibérien
Nietzsche dit et dit bien que le cerveau est un estomac*
le flux des voitures était mon appendice
ma fuite en avant
mon esprit de dispersion
"tu sais, chez les Dogon il y a deux genres
de…, avec ou sans patine…"
le même grincement de rails à l’extérieur
et à l’intérieur de la tête
un retour sur soi une descente de flics
dans un lieu mal fréquenté
connu malgré moi
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* Guido Ceronetti, Une poignée d’apparences.
Train hors du temps
Une sélecte assemblée circule au milieu des rues
du centre-ville
sur la circonférence de la sphère continentale
pendant que les nôtres se retirent vers Pipera
et la Maison des Robes de Mariée arrondit considérablement
son chiffre d’affaires
Cinno Moreno mord par amour la main qui le nourrit
regarde abasourdi les écrans de la maison
et se demande à quel règne
il appartient désormais
Chaque jour vers six heures du soir
tu commences à entendre
de plus en plus souvent le mot -mère –
dans les rues du centre-ville
Seuls les enfants de la rue s’attardent pour ramasser
les livres grands et lourds
abandonnés aux carrefours
A la fin même la musique revient vers toi
la musique dont tu t’es défendu avec entêtement
comme tu as fui bien d’autres tentations
tout aussi faciles et inutilement collectives
pour la souffrance étanche de chacun
Dans la langue de l’Aï
Dans des villes-collage
montons et descendons des marches
vers le lieu d’où personne
ne peut s’échapper
à l’exception de l’Aï
– le paresseux –
dans la langue tupi-guarani
le seul qui s’épand parmi nous
en offrant sa posture
imitable à souhait
On ne manque pas d’air
dans les allées tracées au cordeau
du Jardin de l’Évolution
ni de marches en pierre
pour s’asseoir essoufflés
quand ce qui n’est au départ
qu’une promenade conjuratoire
autour de la maison des parents
seule demeure
dans la langue de l’Aï
enviable à la fois par le fils et le père
Femme en chair et en os
Femme en chair et en os
encerclée par des mannequins en plastique
curieux bavards animés
d’une vie nouvelle
en te touchant
Femme-poupée pour quelques instants
et pour toujours
vite mannequin
plein de grâce somnolente
femme-poupée bien réveillée
nue dans un instant
Attention, une marche plus haute
Je n’ai pas vu les restes des Capucins à Brno
(que Petr tenait tant à me faire voir)
ni jamais aimé les marches toutes pareilles!
J’ai vu par contre la dépouille du dragon-crocodile
accrochée au plafond de la Vieille Mairie
et la roue en bois du dix-septième
dont Nezval avait aimé prolonger la rencontre
sur la table de dissection de Isidore Ducasse
Je ne suis pas le Touareg dans son habit de fête
ni venu jusqu’ici pour défier Paris
mais je cherche la marche plus haute
qui ne me fera pas trébucher
ni me plaquera au plafond par ricochet
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Né en Roumanie en 1947, Sebastian Reichmann publie son premier recueil de poèmes, GERALDINE, en 1969, suivi de ACCEPTAREA INITIALA (L’Acceptation initiale) en 1971. Harcelé par la censure, considéré comme "surréaliste" par les gardiens de l’idéologie au pouvoir, mais soutenu en même temps par des poètes importants comme Gellu Naum et Miron Radu Paraschivescu, ainsi que par des critiques comme Ion Negoitescu et O.S. Crohmalniceanu, il quitte la Roumanie et s’installe à Paris en 1973. Après un nouveau début, en français, dans la revue des Editions de Minuit en 1977, il publie six livres de poésie ainsi que des traductions du roumain (Gellu Naum, Mariana Marin, Dan Stanciu), et, après une année d’études postdoctorales à l’Université de Berkeley , il traduit des poètes américains contemporains, comme Jerome Rothenberg, Philip Lamantia et James Brook. Certains de ses livres et publications en revue ont été accompagnés par des lithographies et dessins de Jacques Hérold, Perahim, Lygia Naum, Pierre Dubrunquez et autres artistes. Il a publié POUR UN COMPLOT MYSTIQUE (1982), AUDIENCE CAPTIVE (1988), BALAYEUR DEVANT SA PORTE (2000), LE PONT CHARLES DE L’APOCALYPSE (2003), CAGE CENTRIFUGE (2003), L’UNITE A DEMENAGE DANS LE MONDE D’EN FACE (2010).
Après avoir arrêté d’écrire en roumain pendant presque trente ans, il publie en 2008 à Bucarest Mocheta lui Klimt (La moquette de Klimt) dans la nouvelle série des éditions Cartea Romaneasca, et en 2009 un livre de poèmes écrits avec Dan Stanciu, DIMENSIUNEA "UMBRELLA" (La dimension "Umbrella"), aux éditions ART. Voyage actuellement, poétiquement et amoureusement, entre Paris et Bucarest.