Sandrine Rotil-Tiefenbach
(France)
C’EST L’HEURE
C’est l’heure de faire une sieste, j’n’ai pas dîné hier soir, donc là j’ai mangé fort et ça me fait lutter, même mes lunettes en baillent et mes têtes sont cramées, mais je travaille.
C’est l’heure dédiée à mon enfant à mon amant aux essences-mêmes de ma vie, mais d’abord il me faut m’enfermer, être seule pour remettre l’air dans mon panier, sans quoi je n’aurais rien à partager, c’est le travail qui m’a vidée.
C’est l’heure d’appeler ma famille, – à défaut de la voir – qui me manque encore – et encore – et depuis tant de siècles, karmiques éternités, mais je travaille.
C’est l’heure d’appeler mes amis, qui m’reprochent à raison, que j’suis jamais dispo, et que – à raison ? – je suis très égoïste, mais je travaille.
C’est l’heure de répondre, avec rires et plaisirs, à une joyeuse attaque de messages privés, qui a déferlé ce jour, aussi le jour d’avant – et aussi le jour d’avant-avant –, et aussi le… mais je travaille.
C’est l’heure d’écrire un grand roman. Non. Deux ou trois grands romans, quatre ou plus encore, et des poésies magiques et des images fantastiques mais… je travaille.
C’est l’heure de respirer, de flâner en terrasse, car le soleil et moi, souvent comme à jamais, avons à parler vrai, mais je travaille.
C’est l’heure de s’engouffrer, à la pointe surpeuplée, aux foules par milliers dans les entrailles du sol, pour enfin rentrer chez moi ; et en pleurant, pour pas qu’on m’touche ! Mais on me touche quand même et ça m’fait toujours mal. Je travaille.
C’était mon anniversaire, l’heure neuve de changer d’âge, ainsi que chaque année, j’ai oublié mes vœux, je ne fais plus de fêtes, le temps s’est envolé, parce que je travaille.
C’est l’heure de s’arrêter, car le médecin l’ordonne. Mais je ne veux plus jamais, avoir à ajouter, à ses médicaments, ceux pour les angoisses, celui qu’on nomme xanax, car si je vais au bout, d’un congé maladie, le travail me rappelle, alors quand j’y retourne, encore faut que j’le paye…
C’est l’heure de faire à manger, de faire le ménage, de remplir mes papiers, factures et autres petits tickets, de câliner mon chat et d’aller me laver, mais je travaille.
J’ai pas fait à manger. J’ai pas fait le ménage. J’ai bu du vin rosé. Je me suis pas lavée. Je suis trop – trop – fatiguée.
C’est l’heure d’aller dormir, et avant je voudrais bien, juste pour une minute, un peu vivre, ne faire rien, car demain je travaille, mais là je n’ai plus le choix maintenant je dois me coucher,
C’est l’heure.
24.6.15
GRIPAIX
AUX PORTES DE LA FRANCE
L’enfant devra s’enfuir avant l’aveugle, le
barbare tribunal,
en plein cœur de la rue parmi larmes et dédales
sa bouche nue déjà
en sang
de la langue seule qu’il a
connue
et des enfants de son école
de sa mémoire les
farandoles
on lui a dit ces temps actuels
avec ta mère file au grand loin,
cette Terre Promise dont tu n’as
jamais humé, le moindre ciel,
ici s’en viennent des flambeurs,
des voleurs d’âmes, des assassins
j’ai faim répondait-il,
comment dessine-t-on un pays
sans visage ?
[fe15]
LEVANT
INTEMPÉRIES
Pourquoi l’eau voyage-t-elle,
Dans le caniveau ? Pourquoi l’eau voyage ?
Parce que la Terre est ronde, et qu’elle en fait le tour, comme celle sur ton visage après un gros chagrin…
Pourquoi l’eau pétille-t-elle,
Dans le caniveau ? Pourquoi l’eau pétille ?
Parce que les pigeons s’y ébrouent quand ils prennent leur bain,
comme toi quand tu joues dans ton petit bassin !
Pourquoi l’eau est-elle grise,
Dans le caniveau ? Pourquoi donc l’eau est grise ?
Parce que le trottoir l’est, comme les murs de la ville, et qu’il a beaucoup plu,
Tout comme le sont tes mains,
toutes maquillées de boue, au retour du jardin.
Pourquoi l’eau est si noire,
Dans le caniveau ? Pourquoi l’eau est-elle noire ?
Parce qu’il a neigé sur le macadam, et depuis ce matin les voitures roulent dessus,
Tel le chocolat chaud, que je mêle à ton lait, à la différence, qu’il te va bien au teint.
…/…
Pourquoi l’eau est toute rouge,
Dans le caniveau ? Pourquoi l’eau est rouge ?
Parce que des hommes ont trouvé d’autres hommes, lesquels au Nom de Dieu, les ont abattus,
Y était ton papa, qui marchait dans la rue. Tu ne le reverras jamais. Il est tombé en vain.
Pourquoi l’eau coule bleue, maman ?
Dans les ronds de tes yeux, pourquoi l’eau est-elle bleue ?
Parce que j’ai pris le ciel,
pour le glisser dedans, le ciel tout entier, avec ses tourments,
ses nuages, ses soleils…
Parce que la vie est belle, mon enfant adoré,
Et qu’elle dépasse tout, au Nom de la Liberté.
* * *
sept15
Soupirs
[chanson]*
J’ai des soupirs au fond de mes rêves
des bulles de vie emprisonnées
dans la geôle d’un avenir aux portes gardées par
des machines…
J’ai des questions au fond de mon crâne
des bouts de conscience éparpillés
sur le sol sec de temps passés aux meurtrières
emplies de larmes…
J’ai des brins d’herbe au creux de mes paumes
des langues de cœur couleur de baume
chacun d’entre eux conte une histoire,
un écho, un rire, un reflet dans le
miroir…
J’ai des espoirs partout dans le sang
qui viennent, reviennent, vont et circulent
comme les marées, comme les courants
comme quand flamboie un soleil mourant…
J’ai bien trop d’air dans mes trachées
tant de vieilles fièvres en cavale
les épousées du roi goudron, ô beaux nuages
saison immuable…
L’amer cimente mes sourires
J’ai mis mes jours au fond d’une bière
et toutes les heures qui les composent,
au coin d’une feuille de papier ou de
rose…
Être sans vivre, exister sans une phrase
j’ai des cris clairs au fond de mes yeux
l’âme éperdue quand ses entraves
dansent ses éclats et crèvent les cieux
La mémoire ne sait pas le présent
et la mer a encore refusé
de brûler le reste de mes souvenirs
le sable était chaud et noir pourtant
J’ai des trombones dans mes gobelets
un téléphone en métal, inhumain
un nano-ordinateur avalé en cachet
que j’aurais du faire injecter dans ma main
J’ai peur, j’ai peur si tu savais…
non de la mort mais de ce que je suis
un paquet de flotte et d’énergie
réponse chimère au monde entier
J’ai des machines devant mes portes
qui passent mon temps à l’assassiner
des bulles de vie emprisonnées
des soupirs au fond de mes rêves…
des bulles de vie emprisonnées
des soupirs au fond de mes rêves…
des bulles de vie emprisonnées
des soupirs au fond de mes rêves…
…
…
ao14
centaurette
NON
Non, ce n’est pas du blush que j’ai sur les paupières, c’est le bleu dilaté de mes veines cerclant mes yeux brûlants.
Non, ce n’est pas du mascara qu’il y a sur mes cils, c’est la poussière que j’ai soulevée en travaillant.
Non, ce n’est pas un fard qui colore mes joues, c’est le sang que toutes mes émotions agitent…
Non, ce n’est ni du gras de baleine ni le collagène, d’un cadavre asiatique qui rougissent mes lèvres, c’est, encore, le sang qui en a coulé quand je les ai mordues.
Non, ce n’est pas de l’eau que j’ai là dans mon verre, mais le vin blanc qui m’aide, à parvenir jusqu’au bout de chaque jour.
Non, ce n’est pas le soleil qui me fabrique un sourire, je ne le vois jamais entre les artères grises, car même quand il est là, moi je suis enfermée.
Oh non, c’est le feu de mon âme, qui tel un fil d’épée, pourfendant mes fatigues, mes colères et mes larmes… au-delà des nuages a choisi la Beauté.
[mai15]
3nieux
SYNESTHESIES
Orwell est gris, comme la plupart des anticipationnistes et autres dystopiques de la même engeance… alors aussi,
Huxley : matière métal mélange argent/cuivre
K-Dick : rouge aluminium
SF pure : Asimov : gris gris et gris !
Le film Brazil : rouille
Vian est vert pomme pastel
Stravinsky bleu violacé nuances rouge vif (Le Sacre…)
Dvorak : traînées de tâches lourdes très colorées au gros pinceau jeté alliant des vifs et des sombres en tous genres
Victor Hugo
Les Misérables : camaïeu d’anthracites (justement)
Notre-Dame de Paris : Gris et Rouge
Beethoven : tourmentes émeraude
Rimbaud : indéfinissable – peut-être fond cobalt
Camus : jaune or et jaune sale, mêlés ou en fonction
La Bible ancien testament : grise !
La Bible chrétienne nouveau testament : bleu
Gainsbourg : noir brillant (par opposition à noir mat)
Coltrane : or massif
A de St-exup : blanc
Le ciel : PLATINE
Ma main : plastique transparent
Le contenu de ce verre ?
Chut.
Il n’est pas bon de déranger le silence…
[quand ?]
violet
Ne m’cache pas ton regard petite sœur
tes yeux mouillés si
pleins d’avions sauvages de
froids feux guerres mélangées il
est déjà trop tard joli cœur tes
batt’ments des orages je
ne veux plus jouer
Ô ces longues nuits
manipulatrices jusqu’à
l’Aurore de l’ultime sang
rouge
toujours rouge ce ne sont que
des enfants
As-tu app’lé le
Grand Effrayeur ? Il est
L’Heure.
Réveille-toi.
[2005]
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Sandrine Rotil-Tiefenbach, romancière, poète, illustratrice, peintre et photographe, est l’auteur de Sarah K. 477, roman (éditions Que); J’air, roman (éditions Michalon) ; Dernière fin du monde avant le matin, poésie & aquarelles (éditions Mélis) et Grise (éditions Sulliver). Elle signe également nouvelles, chroniques, poèmes ou images au sein de différents anthologies et collectifs, reconnus ou underground.