Robert Şerban
(Roumanie)
La mort paraffine
Traduit par Benoît-Joseph Courvoisier
Préparations
je retranche les mots
du poème
avec autant d’ardeur que
grand-père quand il taillait à la hache
le pieu
et retranchait de gros copeaux de bois
en l’aiguisant si bien
qu’à la fin il pouvait le ficher
d’un seul coup
entre les côtes du sanglier
dans la panse du loup
du putois
je retranche des vers entiers
du poème
et
les mots
l’un
après
l’autre
je les prépare
je les
affûte
Elle me semblait bien
pauvre
elle se signait
à chaque intersection
je ne savais même pas son nom
elle faisait de l’autostop
et je l’ai prise en voiture
parce qu’elle me semblait bien pauvre
elle me lorgnait du coin de l’œil
elle me scannait en réalité
était-ce par peur ou par curiosité
je me suis alors mis à lui raconter
des choses sur moi-même
je parle très bien mais je ne me
connais pas de la même façon
j’ai commencé par mon enfance
et ses histoires de meules de foin et de grenier
de nichoir et de tas de bûches
de champ de maïs ou de pommiers champignonneux
je m’enflammais
je lâchais le volant
pour lui montrer
quelle était la taille du barbeau
que gorică
avait pris dans les eaux du jiu
ou la longueur de la flèche de saule
que je lâchais sur les lapins
dans mes souvenirs de petit garçon
à aucun moment
elle ne m’a regardé en face
mais elle a continué à faire
de petits signes de croix
à chaque
intersection
après sept bonnes heures de route
je lui ai demandé
du bout des lèvres
où elle se rendait
L’heureux signe du chien
peu de temps après que samantha mit bas
grand-mère me demandait de choisir lequel des chiots
je voulais garder
les autres étaient enfermés dans un sac
et jetés au fond de la rivière ou de l’étang
je repoussais chaque jour la décision au lendemain
sous le prétexte qu’il m’était trop difficile
de choisir un seul chiot
parce qu’ils étaient tous aussi mignons les uns que les autres
et qu’ils se ressemblaient comme des gouttes d’eaux
je la regardais dans les yeux
et lui mentais en toute sérénité
tout comme il convient de regarder la mort
et de lui mentir
Le monde des prix
scolaires
pendant presque toute la durée des vacances
j’ai cherché au fond du grenier cet été là
les diplômes de ma grand-mère
elle m’avait
confié
qu’elle avait elle
aussi reçu des prix à l’école
et je n’en croyais
pas mes oreilles
chaque jour
je farfouillais
parmi les objets
qui perdaient peu
à peu leur odeur
comme s’ils étaient tombés
d’un autre monde
un monde où le soleil aurait filtré
à travers des lieux cachés
pour mieux se métamorphoser
en tranches de
gruyère
jaunes et larges
combien de fois me
suis-je glissé au milieu de ces objets
plus mince et fin
qu’un papillon sans ailes
sur mon sillage
s’élevaient des nuages de pollen
et le monde
s’en revenait de la mort
pour s’arrêter à mi-chemin
je m’avançais avec lenteur
je me sentais bien plus léger que
les objets sur lesquels je mettais la main
et qui me retenaient là prisonnier
à la façon d’ancres
de bois
d’argile
de verre
de cire
Faire la même chose
je devais avoir un peu plus de trois ans
lorsque j’ai vu une femme
s’arrêter en plein milieu de la rue
avant de passer la main sur son front
son sternum
son épaule droite
puis son épaule
gauche
j’ai cru alors
qu’elle avait attrapé quelque chose entre ses doigts
j’ai couru à la maison
et me suis planté devant le miroir
je ne trouvais rien à attraper
ni sur mon front
ni sur le maillot de corps que je portais
et voilà que mon père m’a surpris
moi qui tentais d’attraper quelque chose de la main droite
n’importe quoi
il s’est mis à me caresser la tête en silence
c’est bien plus tard que j’ai appris
que la femme avait planté en elle quatre clous
et que le temps était venu
pour moi de faire la même chose
Fagots
mon cœur est un pivert affamé
je comprends ceux qui veulent le chasser
ceux qui lui jettent
le contenu d’un sac ou d’une poche
lorsqu’ils passent devant moi
les enfants étendent soudain les bras
et font mine de voler
comme des fous
ouououououhouououou
les plus petits
invoquent un certain Udi
qui prend possession d’eux pendant de longues minutes
comme un esprit malin
mes jours ne passent pas
l’un après l’autre
mais l’un à travers l’autre
comme les brindilles avec lesquelles l’oiseau
tente de se faire un nid
Au cœur de l’ombre
tu sens parfois que quelqu’un
éteint la lumière en toi
et disparaît avec elle
bien avant que tu aies le temps de lui saisir la main
afin de voir de qui il s’agit
tu restes pétrifié quelques instants
puis tu te mets brusquement à parler tout haut
à rire sans raison
à la manière des volailles qui s’agitent encore
après qu’on leur a coupé la tête
que sais-tu faire dans l’obscurité ?
qu’as-tu appris au cours de ces heures
pendant lesquelles tu contemplais le cœur de l’ombre ?
quelques mots tout au plus ?
ils ne te servent à rien
parce qu’ils appartiennent à un vieillard
souffrant d’une maladie
qui lui a fait oublier
d’apprendre ce que pouvait sa bouche
23 décembre 1989
j’ai rangé
une poignée de monnaie
au fond de la poche qui se trouve
devant mon cœur
et je sens tressauter à chaque battement
ce sein de métal
comme celui d’une femme qui se prépare
à l’amour
j’ai vu de mes yeux une pièce
abîmée par un coup de feu
elle avait encore de la valeur
la vendeuse a fini par l’accepter
après l’avoir
tournée de tous les côtés
à plusieurs reprises
la balle ne passe pas par-là
elle ne passe pas par-là
me répétais-je sans arrêt
et j’avais l’impression que dans mon cœur
cliquetait une rumeur de courage
le long de ma moelle épinière
comme me le racontait mon grand-père
quand il se replongeait dans ses souvenirs du front
la sueur se mit à couler lente et froide
à la façon d’une fermeture éclair cousue directement sur la peau
je fourrai
dans ma poche de droite
une feuille de papier déchiré
où j’avais couché une suite de mots en toute hâte
persuadé que ce serait pour moi la dernière page
la page salvatrice
de ce cahier à spirales
où je racontais dans le détail
comme n’importe quel autre jeune homme
comment je me préparais
à l’amour
ou à rien du tout
Courtes présentations
je viens d’un pays
où les croix
ne font
jamais
de toiles d’araignées
sous les
aisselles
L’effroyable baignade
j’ai oublié
le nom du lac de zürich
où je me suis baigné cet été là
je m’étais éloigné un peu trop de la rive
l’eau était tiède et dorloteuse
les yachts demeuraient à quai avec leurs mats
et se balançaient comme de pauvres débiles
les zodiaques et les bateaux
taillaient le scintillant reflet des eaux avec lenteur
comme le premier étage d’une pièce montée
le soleil brillait moins fort
je me sentais très bien
lorsque
l’idée m’est soudain venue
que quelqu’un pourrait voler mes vêtements
avec cette pauvre ombre d’argent filtrée
à travers la poche de ma chemise
je me suis soudain vu tout grelottant
violacé le dos courbé
en attendant caché derrière un arbre
que la nuit tombe
et que les gens rentrent chez eux
avant de me mettre à courir par les rues traversières
comme un fou
en essayant de me donner l’air d’un sportif excentrique
qui ferait son jogging presque nu des pieds à la tête
là j’aurais dû me retrouver
à l’autre bout de la ville
juste derrière la gare
qui peut se permettre de louer une chambre dans le centre-ville
ou sur les berges du lac
quand le prix de la vie à zürich
est si élevé
si je n’avais pas pensé à cela
si je n’y avais pas pensé
j’aurais nagé jusqu’à l’autre rive
où quelqu’un avait mis une photographie de deuil
à la fenêtre d’une villa à ponton
et avait sorti à l’air libre
un superbe costume gris
garni de deux rangées de boutons
Un cadeau de quelqu’un
d’autre
je suis vraiment entré dans ta vie avec mes grosses bottes
voilà ce que tu m’as dit
après m’avoir ouvert la porte :
toute ma vie se trouve dans cet appartement
j’avais glissé mes pantalons
dans la tige des hautes bottes de cuir montant jusqu’aux genoux
qu’on m’avait offertes en cadeau
mais que je ne portais jamais
parce qu’elles me paraissaient trop grandes et un peu ridicules
je m’apprêtais à les enlever
mais pour cela il aurait fallu que tu m’aides
c’est-à-dire que tu tires purement et simplement dessus
voilà pourquoi tu m’as dit :
vas-y entre
tu peux garder tes bottes
à l’intérieur
entre
vas-y
j’ai parcouru le salon à pas lents et solennels comme un prince
dans la salle du trône
et puis j’ai stoppé net
même si j’aurais pu aller avec ces bottes-là
jusqu’à la chambre
jusque chez les voisins
jusqu’au bout du monde et encore au-delà
prends une chaise installe-toi sur le canapé
où tu voudras
et tu as fait un geste de la main
qui m’a redonné courage
si cela au moins signifie reconnaître ton cœur
sans en surprendre les battements
je me suis assis
et quelques heures plus tard
tu as porté à tes lèvres cette même main en signe d’étonnement
et tu as dit à mi-voix :
j’ai aligné des nuées de mots
c’est pour ça que la nuit est tombée si rapidement sur nous
je savais bien que j’aurais dû partir
j’avais réellement l’intention le faire
j’ai même fait le geste de me lever
mais pas un instant
pas un seul instant
ces bottes ridicules n’ont voulu m’écouter
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Robert Şerban est né le 4 octobre 1970. Il vit à Timisoara. Il est écrivain et journaliste, il travaille également sur les plateaux de télévision, où il réalise et anime l’émission culturelle « Du poivre sur la langue » (TVR de Timisoara).
Il débute en 1994, avec de la poésie et obtient le Prix du début de l’Union des Ecrivains de Roumanie, pour le recueil „ Bien sûr, j’exagère”.
D’autres livres de poésie s’enchaînent: « Odyssex», 1996, „Du poivre sur la langue” (interviews, 1999, (Prix de la filiale de Timisoara de l’Union des Ecrivains de Roumanie), „Sur les traces du grand fleuve”/”Auf den Spuren des grossen Stroms”, coauteur avec Nora Iuga, Ioan Es. Pop, Werner Lutz et Kurt Aebli, poésie et prose, 2002, „Timisoara, à trois amis”, coauteur avec Dan Mircea Cipariu et Mihai Zgondoiu, poésie, 2003, Prix de la revue „Poesis”, „Le livre rose du communisme” (mémoires, coauteur), 2004, „La cinquième roue”, interviews, 2004, (Prix de la filiale de Timisoara de l’Union des écrivains), „Barzaconii/Anus
dazumal” (prose, 2005), „Cinéma chez moi, à la maison” (poésie, 2006, Prix de la Filiale de Timisoara de l’Union des écrivains, Prix de la revue „Observatorul cultural”/Bucarest, pour le meilleur livre de poésie de 2006), Athénée Palace Hôtel (coauteur, avec Alexander Hausvater, théâtre, 2007, pièce mise en scène par le Théâtre National de Timisoara), „L’œil avec auvent”, articles, „Une carrosse chargée de rien”/”Ein karren beladen mit nichts”, coauteur, avec Ioan Es. Pop, Peter Sragher, poésie, 2008, „La mort paraffine” (poésie, 2010, Prix de la revue „ Luceafarul de dimineata”, ainsi qu’une nomination au Prix de poésie de l’Union des écrivains de Roumanie).
En 2009, Pop Verlag publie en Allemagne „Cinéma chez moi, à la maison”, en traduction allemande,Heimkino, bei mir. En 2010, sort en Serbie le volume bilingue Биоскоп у мојој куђи/ Cinema la mine-acasă (Meridijani).
Robert Serban a obtenu la Bourse de la Fondation Soros (1995) et des séjours littéraires à Krems (Autriche, 2005), à Thusis (Suisse, 2007) et à Winterthur (Suisse, 2009).
Ses poèmes ont été traduits en plusieurs langues (polonais, tchèque, anglais, espagnol, français, italien, hollandais, yiddish, hongrois, norvégien, suédois, arabe etc) et sont publiés dans différentes revues et anthologies roumaines et étrangères.
Contact: robiserban@yahoo.com ou robiserban@gmail.com