Nicole Brossard
(Montréal, Canada)
toutes les soifs sont des creux de lumière
dans la douleur un temps fort d’origine
dans le grand tableau des pronoms
dis-moi si ma mort va vite d’un siècle
à l’autre s’il faut oublier au fil du temps
l’orchidée, ajourner le délire
dis-moi si cet appétit que j’ai de l’aube
ira au milieu des cultures
trembler comme une obsession, un horizon
je ne dirai pas facilement moi
si tout ça tourne mal, en avalanche
ou éternité et vague à l’âme
je sais qu’on a touché
à trop d’horizons
l’infini dans nos bouches
patiemment traduit
je n’ai pas encore parlé de disparition
en amont de tous les pronoms
la vie prend des décisions
sous la peau elle prépare
roue de rêves et de cerceaux
des jeux de maths et de cercueils
maintenant voici les glaciers
quelques matériaux
d’aube et de souffrance
être là toute une vie dans l’espèce flexible
avec ce réflexe qui persiste à vouloir
tout représenter de l’ivresse et des gestes
les morsures, les chambres avec leur creux
d’ombre et de souplesse, les fronts soucieux
notre fragilité
bien sûr que nous sommes sans réponse
à chaque baiser!
des idées de chute et de labyrinthe
comme si au bout de nos bras
tout ce qui existe était
fait pour un jour déplacer l’aube
lever le rideau sur le règne animal
alors je veille
parmi les canifs et la poussière
il n’y aura pas de portrait
de ma mère ni eau-forte ni geste
en langue qui chavire
il n’y aura qu’un décor encore debout
au milieu de la ville et du vent
une mélancolie de bête que l’aube
aura prise de vitesse et d’intensité
et si le tourment si ce qui anime
tes nuits de lecture et d’irréel
if dust on you fingers vibrates
adosse-toi à l’ombre
dans un endroit avec du bleu et du vide
il y aura c’est certain de l’eau dans tes yeux
et de la modernité et de la peur dans tes vêtements
tiens-toi bien dans le silence
à l’aube le verbe être court vite
dans les veines, corps céleste il file
comme après l’amour ou grain de sel
sur la langue le matin, goût d’immensité
il rapproche
de l’humidité première
viens m’embrasser
pense au grand pouvoir de l’eau
qui fait de nous un lieu
Extraits de Sorrow : soft et soif (inédits en français)
Parus en anglais dans une traduction de Guy Bennett, Seing Eyes Books, 2003
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Poète, romancière et essayiste, Nicole Brossard est née à Montréal, en 1943.
Depuis la parution de son premier recueil, en 1965, elle a publié une trentaine de livres dont Le Centre blanc, La lettre aérienne, Le désert mauve, Hier, Cahier de roses et de civilisation. Deux fois récipiendaire du Prix du Gouverneur général(1974, 1984) pour sa poésie, elle compte parmi les chefs de file d’une génération qui a renouvelé la poésie québécoise dans les années 70. Elle a cofondé en 1965 la revue littéraire La Barre du Jour et, en 1976, le journal féministe Les Têtes de Pioche. Elle a aussi coréalisé le film Some American Feminists (1976). En 1991, elle publiait avec Lisette Girouard, une Anthologie de la poésie des femmes au Québec (Des origines à nos jours). En 1991, le prix Athanase-David, la plus haute distinction littéraire au Québec, lui était attribué et, en 1994, elle était reçue à l’Académie des Lettres du Québec. En 1999, elle reçoit pour une deuxième fois Le Grand Prix du Festival international de la Poésie de Trois-Rivières pour ses recueils Musée de l’os et de l’eau et Au présent des veines. En 2003, elle reçoit une Bourse de carrière du Conseil des Arts et des Lettres du Québec et le Prix W.O. Mitchell lui est attribué. Son plus récent recueil est Je m’en vais à Trieste (2003). Ses livres sont traduits en plusieurs langues et lui valent aujourd’hui une réputation internationale. Nicole Brossard vit à Montréal.