Nicolae Coande
(Roumanie)
Poèmes
Extrait du recueil La femme dont j’écris
Préface et traduction du roumain par Luisa Palanciuc,
à paraître aux Éditions Fondane, collection « Signum »
| www.fondane.fr |
* * *
antiennes d’homme
La veuve suédoise de Kafka
Étrangement seul dans la vie – je me prends pour l’artiste
soucieux des couleurs qui singent le sang caillé,
vin de cœur dont il n’y a plus que des gouttes,
je compte sur les doigts les amis en rayons,
leur sommeil est sommeil venimeux,
l’aube n’est pas encore là,
peut-être me faudra-t-il un sourire charmant
pour la suite
car j’ignore ce qui suivra,
peut-être me faudra-t-il le savoir-faire d’un traducteur
de visages et figures,
la tendresse d’un doux tailleur de pierres
et de femmes
de cette race oubliée sur terre
et par un désespoir quelque peu affecté,
des vertus à deux sous libéré,
je sens avoir perdu le courage physique,
me prends pour un artiste, je bois l’inanimé alcool et j’écris
en attendant une toute petite religion,
fondu à merveille dans mon vice de réanimateur d’objets,
même la veuve suédoise de Kafka
laquelle selon certains ressemblait à une ceinture en cuir
ou alors à l’âme qui sous la glaise
telle une fumée prend son envol parée d’un cri –
et je pense que la vie a bien des sens
qui n’ont rien à voir avec l’homme.
Beauté, comme tu t’éloignes
J’écrirais bien un mot à l’homme, mais le lira-t-il, pardi ?
Assis sur un couteau dans ma piaule
je suis comme venu d’ailleurs,
je parlai la langue du poème dès ma jeunesse,
arrhes pour les temps où le froid
allait se jeter sur moi,
ohé ! les vers cognaient l’écorce des choses,
ce ne fut pas aisé,
je ne vécus pas au temps du chant léger :
petites griffes de pigeons sur des vitres cassées.
Beauté, comme tu t’éloignes,
pas même un sou pour prendre le train et te suivre,
nulle étoile n’héberge l’amour
et j’en suis encore tout effaré.
Moi, le piano aux yeux écarquillés
je vois des grains de beauté sur ton cerveau.
La marche
Pas grand-chose à dire
aux poètes qui écrivent un mètre cube de bouquins,
ils sont partis un jour et sont arrivés quelque-part,
ils connaissent l’alphabet par cœur,
ont monté un million de marches
pour le sourire d’un poème,
autant de lumière que le scintillement dans les yeux du vieil Homère,
j’aurais fait un million d’enjambées sur l’échelle
pour un sourire, le tien,
un mètre cube de bouquins,
pas même une rangée de vie,
mais jamais je n’ai su
sur quelle marche monter.
Amour, arbre-terminus
Stigmate dont on croque jusqu’à l’écœurement,
les branches traînent par terre,
nos bouches si proches –
telle la corde qui vient frôler
le cou du poète miteux.
La peur n’aime personne.
Pour y échapper
nous accomplîmes le mal qui devait être
accompli.
Arrêt
Il est un arrêt où j’ai envie de descendre.
Il est un endroit où j’avance masqué.
Il est un chemin où je vais toujours seul
suivant la lumière vive du temps
parmi les pins et les églantiers alignés.
Il est un jour quand le silence
me remue à jamais.
Il est une pensée qui me trouve
accroché à l’inattendue douceur de la pitié.
Les choses affranchies
mijotent sans bruit.
Les pointes du soleil caressent
un poussin d’âme
perdu parmi les poules idiotes.
Une berceuse naît
dans le grenier d’une maison malfamée.
Il est un peuple nuageux
qui veille à ne pas déverser la pluie
sur les poissons de cette mare asséchée.
Ceux qui s’en sortiront
deviendront des humains
et l’un d’entre eux voudra me parler.
Il est un siècle où je rêve
que je suis un vent frais.
Cœur en vue
En temps de paix les vieux soldats sont tués
par le vent du nord,
l’effluve d’un autre monde nous hisse sur la croix,
qui voudrait écrire sur la pitié et le crime
sans l’effroi d’être jeté à terre ?
Même la beauté pourrait devenir un triste
sujet en l’absence d’une femme
que l’on ne peut oublier bien que l’on veuille se cacher
de douleur –
comme le hérisson se blottit sous la couette de la nuit
bordée d’étoiles.
J’aurais voulu bredouiller quelques mots sur la solitude, la frayeur,
ces boîtes scellées où les gens cachent
la peur de ne pas voir leur visage à demeure.
Si l’on écoute bien, on entend
dans la poitrine,
derrière les habits de gala,
une petite pelote qui bouge
ou alors un sac en plastique
gonflé,
sur le point d’éclater
par ces temps de philosophie et de haine.
Chemin
Les morts et les dormeurs sont des frères à présent,
de leur sang ils signent les vices tant aimés
comme la bouche mordante d’un dieu
désire
la bouche
d’un monde incréé,
toi, amour, dans la nuit qui arrive
sur nous,
ne m’oublie pas,
ne me quitte pas sur les rives du jour,
en proie aux fantômes
des chiens fouettés par le brouillard,
purifie mon chemin montant
avec ta chevelure,
avec le dernier verre trempé dans cette levure du matin,
lorsque nous bûmes
sa vie,
ses soucis,
ses habits,
ne me laisse pas accroché à l’instant qui s’en va,
serre-moi
comme le grimoire qui
de ses deux bras embrasés
couvrit le mort merveilleux
né de deux mères à la fois,
celle du corps et celle de l’âme,
mot sur mot,
lettre sur lettre,
cœur piteux en une chair ferme,
désastre sur champ aveugle,
le mort et le dormeur
au fond de ta gorge
indomptée.
Le sexe entier du ciel
Le lait du matin essuie tes pieds,
tu rôdes parmi les couleurs
sur le hublot de la ville,
litanie slave hissée sur deux pattes,
reine des jours est ton nom là-bas dans les songes,
l’entrepôt d’allumettes s’embrase sous l’oreiller,
jadis les étoiles se soûlaient au sexe entier du ciel,
feu brûlant sans répit,
tes doigts pétrissent tout ce dont le visage a rêvé,
j’ai aperçu la mer où nageaient tes yeux,
le corps immergé était un infime continent,
sur les rivages les poissons avaient attrapé
au moulinet quelques idées humaines.
Cerises noires
Temps rongé par les défaites, tu vois ta vie
au passé,
l’effroi te gave de jours pesants,
où que tu fuies quelque chose te rattrape,
moi-même je voudrais connaître le cachot de tes rêves,
tu écris dans le noir,
tu touches un manchot,
derrière tes paupières tu devines l’échec de l’amour,
ton univers est une fleur mâchonnée par un cheval,
bourgeon sur sa douce tige
repose dans la soif,
le verre dont tu bois
au réveil
est l’alliance sur ton doigt,
lorsque tu essaies d’oublier,
tu enduis ton visage de voiles,
la nuit s’est rabougrie dans les goulots cassés,
chaque rêve est une passoire pour la poussière,
tes effrois se ruent sur moi avec d’autres effrois –
noyaux de cerises noires,
plusieurs vies à oublier jusqu’à en trouver
une.
Cri de pavot
La vipère de l’ennui mord ton sein,
tu viens vers moi en titubant,
me demandes d’avaler le poison de l’esprit,
feu brûlant ta chevelure aussi rouge que celle des poupées châtrées,
une jambe s’assoupit sur la voie du tramway,
c’est pour toi, ma souffrante, que les anges de la nuit ont concocté
l’encre de cette folie,
ton visage demande une couleur de plus, mais je sais que
tu mourras aujourd’hui
pour que demain tu puisses
quémander un morceau de pain à la lumière,
en toi le temps travaille selon des croquis idiots,
bouclier de nuit pour le sang écoulé,
dans le dénuement du jardin quelque chose en moi prend pitié et croît,
un cri de pavot,
je suis perdu, tiens-moi dans l’étau de la clémence,
tu as le pouvoir et tu l’auras encore,
tu éclates de joie,
le monde est fait selon ta bouche,
j’en échapperai avec la fortune sur mes traces.
Langue-chardon
Pourrais-tu avaler pour moi le sang d’un flacon
aussi vieux qu’il soit ?
J’avais sept ans lorsque je t’ai vue pour la première fois,
l’amour hurlait devant moi avec sa langue-chardon,
maman ramassait la poussière du torrent,
mes bien-aimées des sylves sont des cerceaux,
rosée pour l’aveugle d’antan,
je t’aimai hors la lumière,
j’ai brûlé le radeau où j’attrapais le silence,
charité de la vie présente,
les hommes accroupis en toi savent te reconnaître,
plus sain et malsain que jamais
dans un hospice tel un cimetière de mots
chaque jour j’en enterre un,
leur éclat jaillit sous la terre où
chaque printemps
au fond du caveau
tu pousses.
Bouche-déesse
Du pain et du vin – autant qu’il en faut
à la pauvre âme,
seras-tu content, est-ce assez ?
Allez, un bout de brie dans la cuisine des dieux
sous les pieds,
du miel pour coller tes doigts aux lèvres.
Et s’il fait nuit noire un masque se tiendra tout près
les mains oubliées dans un livre,
ta voix sous le seuil,
ta chair sortant du fruit se jette sur moi,
dépouillé d’étoiles serais-je si tu n’étais pas
dans mes humbles pages.
Les doigts des pieds comptent les gouttes d’eau
dans la bouche-déesse,
elle nous apporte le pain et le vin – autant qu’il en faut
à la pauvre âme.
On boit, on s’y voit dans ses yeux doux.
Elle rit et nous garde en vie.
Nous autres – attablés, les pieds depuis longtemps
enterrés.
Nous tenons bon :
en vie.
Fibule
Et qui chérit l’hirondelle sous la neige
laissée là, dans la rosée des barbelés, des bouts de ficelle
quand sa vie s’emmêlait
aux miettes de terre et aux cailloux gluants,
dans l’écume des aubes où les poids lourds flottent
et ne périssent pas –
qui l’a jamais vue tomber ?
La mort décroît dans sa fausse volonté,
ceux qui comme toi restent graves ne s’étiolent pas de sitôt,
mais bien plus tard, lorsque les pas se séparent dans la poussière
et le vent arrache la fibule qui nous tenait attachés,
la retourne dans la pomme argentée de la pitié.
Nul bruit ne revient vers ton petit cœur
frétillant,
à l’endroit le plus pur où brûlait un mot rabougri
les cendres faisaient de notre désir un seuil si haut
que nous franchîmes gaiement et nous y pérîmes.
Qui en pâtit et qui, la poitrine vidée, traverse la mer ?
Plus personne ne fredonnera notre chant,
ma tendre mort au visage enneigé
gît sur le lit où le froid brille à présent
et le bonheur éteint tes yeux doux.
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