Martine Morillon-Carreau
(France)
En pensant à Paul Celan
Non je ne déplierai rien
de ton cœur
obscur comme
l’eau de la Seine
sous le pont Mirabeau
ni du silence
après
ces quelques mots à dire
cheminements perdus
de la parole
(innommables à jamais
dans la montagne
l’œillet la campanule et puis
surtout
ces lis de sang)
non Mohn und Gedächtnis
ni du silence
cuit comme de l’or
ni des mains calcinées
ni du songe
ni de la mort à volonté d’abîme où
sans mot de passe un pendu
étrangle la corde
jusqu’à l’obscurcissement et
pauvre vie d’exil
écartelé
avec
sous le pont
Mirabeau peut-être
comment la joie te viendrait-elle
quand oui
seule la peine –
et pour sa dureté son poids pour
son absurdité
pierre
sans réponse
En attendant Godot dans ta poche
mais vers le ciel Sulamith le ciel
de cendre
comme tes cheveux
Du denk mit mir Monsieur Le Songe
l’œil
nous le tournerons
comme un couteau
(inédit, 20 avril 2014. Texte écrit le jour anniversaire de la mort de Paul Celan, qui s’est suicidé à Paris, en se jetant dans la Seine, sans doute du haut du Pont Mirabeau, le 20 avril 1970). Le poème intègre, en italiques, quelques titres et citations empruntés à l’œuvre de Paul Celan. La cendre et l’évocation de la « Sulamith », (la Bien-Aimée du Cantique des Cantiques), sont en particulier bien sûr des références à sa « Fugue de mort » (« tes cheveux de cendre, Sulamith… ») et donc aux victimes juives des camps d’extermination nazis.
RÉFUGIÉE
L’eau
là-bas tu sais
au village
on n’a que celle de la rivière
Pour se laver on n’en a pas là-bas
ni pour la lessive
Alors
dans la rivière évidemment c’est là
que tout le monde se baigne
on est bien obligé
Et les femmes lavent le linge
lavent
leurs enfants aussi
comment faire autrement
dans la rivière
À la radio ce jour-là c’est moi
qui suis allée dire – il fallait bien
que tout le monde entende –
allée crier la rivière
empoisonnée
dénoncer
ceux d’en haut l’usine
leurs déchets sans nom
rejets une
pourriture
à s’écouler répandre arriver
là
sans qu’on s’en aperçoive
juste où les gens
puisent
ne peuvent pas
ne pas puiser l’eau
expliquer
pourquoi tous ces enfants
qui meurent
C’est pour ça
qu’on m’a arrêtée
pour ça
la prison
T’en parler
non
je ne peux plus jours maudits raconter
j’ai trop honte
ce qu’on m’y a fait
Mais après je te jure
plus pensé qu’à ça
Partir
Venir ici
dans ton pays
Il y aura bien
un juge enfin
peut-être
pour me croire
*
(inédit, octobre 2015. Poème inspiré par un article du Monde sur le sort d’une jeune Congolaise, qui s’est d’abord vu refuser, par L’OFPRA, le statut de réfugiée et qui, à la fin de l’article, disait espérer trouver un juge qui la croie enfin et lui accorde des papiers).
***
Comment dire aujourd’hui
Mien le soleil
Comment dire
oser dire encore
dans sa brièveté le songe
ouvrant soudain l’abîme
ou le poème
et ce nuage seul
son reflet qui hésite
sur la respiration bleue de l’eau
Comment
au seuil obscur de ce qui advient
comment attendre
seulement attendre
l’instant
son ivresse
dans la lumière où s’abolit le temps
comment
quand mer et soleil enfantent
(il y a aussi je le sais bien leur danse
et l’écume
de l’extase avec
la victoire impassible
de midi) mais
enfantent
sur le sable dur
― et leur pauvre face aveugle
échouée aux rivages
de l’attente ―
chaque jour enfantent
tant et plus de petits morts
*
(5 septembre 2015) première version de ce texte parue dans 7 à dire n° 67.
Poème inspiré par la tragédie du petit réfugié Kurde syrien, Aylan, trois ans, retrouvé noyé sur une plage de Turquie le 2 septembre 2015. Et Aylan, malheureusement, n’est pas la seule victime innocente… Comment, dans ces conditions, continuer à célébrer la beauté poétique du monde, sa plénitude et dire, comme Juan de La Cruz, « mien le soleil » ? …
***
Sur les montagnes d’exode et de déroute
les chemins des promesses mensongères
sur les frontières
de la peur
sur les versants de la mort ordinaire
les pieds nus
dans la boue de toute trahison
dans la morsure du froid
de toutes les souffrances
les pieds meurtris de la fuite et de la faim
les pieds trop lents de la vieillesse et de l’enfance
les pieds appesantis de ceux portant qui ne peut plus marcher
les pieds nus de la douleur incrédule
la douleur nue des mères berçant leur enfant mort
Furtives se font les larmes et l’agonie des faibles
Et pour un peu de pain
les hommes jeunes se battent
à coups de pierres
La survie aux plus forts
pour mesure comble
Et comme de juste
Une première version de ce texte est parue dans DIRE (éd. du Petit Véhicule, 1998).
Poème inspiré par des reportages sur les Kurdes irakiens fuyant en masse Mossoul et la répression sanglante du régime, dans les années quatre-vingt-dix.
***
*
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Martine MORILLON-CARREAU, née à Nantes en 1948, a travaillé huit ans à la Martinique après des études de Droit. Revenue dans sa ville natale, elle y a enseigné en tant qu’agrégée de lettres, en lycée et à la Faculté de Droit. Elle est actuellement Présidente de la revue Poésie / première et Membre de sa Direction de Rédaction Collective.
Elle est aussi l’auteure de nouvelles primées à différents concours : Le Voyageur du Wallraf (France-Loisirs, 1990), Les Papillons (L’Encrier renversé n° 18, 1992), Un coup de téléphone anonyme (1er concours de la nouvelle de Nantes), Le Jardin dans le porte-plume (concours du CROUS, 1998), Insomnie (Écrire aujourd’hui n° 53, 1999).
Auteure d’articles sur la poésie, parus en revues (Europoésie, Les Cahiers de La Baule, 7 à dire, Traces, Poésie / première, Saraswati sur L’Expérience poétique) et dans l’anthologie Vous avez dit : « Poésie » ? (Sac à mots, 2003), elle collabore également aux Éditions Sac à mots, ainsi qu’à la Revue 7 à dire.
On peut trouver ses poèmes dans diverses publications françaises et étrangères :
REVUES : Concerto pour marées et silence, Décol’, Écrit(s) du Nord, Europoésie, Friches, Gong, Incertain Regard, Jalons, Jointure, Laudes, Les Cahiers bleus, Les Cahiers de La Baule, Les Voleurs de feu, Magnapoets, Poésie 1 Vagabondages, Poésie / première, Saraswati, 7 à dire, Sens Dessous, Signes, Spered Gouez, Traces, Travers, Traversées, Vivre en Poésie, Vocatif…
ANTHOLOGIES : Sur la Page où naissent les mondes, Le Chemin des étoiles, Poésie sur la ville, Mille Poètes mille poèmes, Reflexos da Poesia contemporânea do Brasil, França, Itália e Portugal (bilingue français-portugais), Chevaucher la lune (anthologie canadienne du haïku en français), Eros en Poésie, Poètes du pays nantais, une anthologie pour 2002, Anthologie du haïku en France, L’Humour la vie les gens (Prix du Lion 2005), L’Érotique poème court / haïku, Québec 2008 (40 poètes du Québec et de France), Pixels (Vent d’ouest 2008, anthologie québécoise de haïkus), Regards de femmes (Danielle Shelton, 2008, anthologie québécoise de haïkus), Seulement l’écho (anthologie de haïkus francophones, La Part commune, 2010), De l’autre côté P.O.M.(l’Arbre à paroles, 2011), Pas d’ici pas d’ailleurs (Anthologie poétique francophone de voix féminines contemporaines, Voix d’encre, 2012 …), La Ville, haïku (Anthologie bilingue de poètes bulgares, français et francophones, 2012), Almanach du saumon poétique 2014, Revue Cabaret Le Je à la nantaise…
Son poème « Astral » a été intégré par Jean Branchet, plasticien du groupe MADI, à la vidéo éponyme.
Invitée du Mercredi du Poète en oct. 2010 à Paris et des Polypoésies de Limoges en octobre 2015 elle a participé en avril 2015 au Festival International de Poésie, Le Mitan du Chemin, à Camps-La-Source.
RECUEILS de poésie :
Dire (1998, Petit Véhicule, Nantes),
Midis sans ombre (2002, Librairie-Galerie Racine, Paris), Prix Jean-Claude Renard 2003 (Grand Prix de la Ville de La Baule), (épuisé)
Monstres (2004, Exposition Fantasiarque de Bouin), (épuisé)
Le Jardin du porte-plume (2005, Sac à mots) poèmes accompagnés de 8 dessins de Chantal Atelin (épuisé),
Mais c’est ailleurs toujours (2008, Sac à mots)
De l’autre côté ce miroir (2011, Sac à mots), 14 poèmes, dont un manuscrit, accompagnant douze photos d’œuvres de Chantal Atelin.
Poésie l’éclair l’éternité (Sac à mots , 2012)
Pierres d’attente (Petit Pavé, 2013)
Poéclats (Caprice avec des ruines) (Éditinter, 2015)
Et pour en savoir plus : http://m.morillon.carreau.free.fr