Luminitza C. Tigirlas
(Moldavie/France)
(Dans la nuit aveugle
l’évaporation
s’est prise aux hommes en port de tilleul
Leurs marteaux restèrent
collés aux bords des puits
Il n’y avait plus d’eau
pour attirer les masses de silence
aux tréfonds)
Le matin avec une fleur de cuivre
défraichie sur sa liquette
et les jambes en feu
dans l’entre-guerres avec ses racines
Mère conte son urticaire
à rebours
Elle traduit son foie rassis
devant la folie
et sa foi intraitable dans l’amour —
Mère accuse l’organe
alors qu’on dément le retour
de la grande purge prêt à porter
(comme—U—Ni—sthme sans appui)
Mère interdit aux enfants
de transporter ses paroles dans les cartables
De les manger
sur la serviette blanche de la recréation
Lancer leurs osselets dans l’arceau
au Mur chaque jour plus content
ou dans le trou de la tzurca
De faire rentrer ses mots
dans la bouche du prof de phylogénie
pour les cueillir en larmes
au bout de son regard
Le père ajoute
que si la mère ne se tait pas
il sera le prochain tronc en suspens
inconnu au nom de tilleul
Elle le respire
et continue à gratter d’une troisième main
la tête déportée de son jumeau
Les enfants ramassent
les cheveux de la mère
Ils les laissent divaguer en classe
par la bouche du cartable
Les crins chatoient leur novlangue
Les rejetons bégayent un alphabet rouquin
devant la prof-et-sœur qui translitère
en lueurs de sang
les nuances du rouge au programme
de l’art déjà plastifié
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Luminitza C. Tigirlas, d’origine roumaine, née en Moldova orientale, terre annexée par la Russie, est une survivante de l’assimilation linguistique dans l’URSS. Nouvelles, essais et poèmes publiés en roumain, langue maternelle sertie dans l’étrangère graphie cyrillique en République de Moldova d’avant la chute du Mur. Sa lalangue ravine sur ces traces traumatiques.
Dans un ailleurs de mon autre part, la lumière d’un adret n’oublie pas m’avoir vue naître le 15 septembre 1966 — ce jour portait grâce à mes dix ans. Le matin même, les lettres de l’alphabet français se sont données à mon cahier. Voluptueusement.
J’étais la fille du Nucarul, le noyer que mon père Vassili TIGIRLAS avait planté dès mon premier fil de voix. En Moldova orientale, le totalitarisme soviétique enchaîna le roumain du parler parental à la graphie cyrillique. Nous respirions densément du russe, langue de Mandelstam et de ses assassins. Mon Nucarul s’élevait d’un air. Les coques de ses noix transportaient les désirs clandestins de mon idiome d’héritage condamné au lit de Procuste. Secrètement, j’ai savouré avant l’heure son retour à l’alphabet roumain via la graphie latine du français. L’amour-poète avait trouvé son écriture.
Française d’adoption depuis janvier 2000, psychanalyste trilingue à Saint-Priest dans Rhône. Écrit en français poésie, prose, théâtre. Auteure de l’essai « Rilke-poème. Élancé dans l’asphère », L’Harmattan, Paris, 2017.
Recueil de poésie : « Noyer au rêve », Éditions du Cygne, Paris, avril 2018. Préface de Xavier Bordes.
Ses poèmes et proses sont parus en revues : Voix d’encre, 55 ; Friches,123 ; Triages, 29 ; Phœnix, 24 ; Traversées, 84, 90 ; R.A.L., 127 ; Écrit(s) du Nord, 31-32 ; ARPA, 122 ; Poésie/Première, 67 ; Comme en poésie, 67 ; Verso, 171, 173 ; Nouveaux Délits, 55 ; 7 à dire, 73 ; Ornata, 3-4 ; FMP, 13, 16 ; Revue 17 secondes, 9 ; Rue Saint Ambroise, etc.
28 poèmes à paraître dans L’Anthologie Triages de Tarabuste Éditions.
Poèmes sur le site : https://www.dailleurspoesie.com/luminitza-c-tigirlas.html ;
sur : Luminitza C. Tigirlas – Terre à ciel et dans la revue « Le capital des mots » : http://www.le-capital-des-mots.fr/2018/01/le-capital-des-mots-luminitza-c.tigirlas.html
Sa nouvelle « Ex ponto : à l’autre anamorphique » paraît dans le cadre de Borges-Projet sur le site de Jean-Philippe Toussaint : http://www.jptoussaint.com/borges-projet-index.html#tigirlas-luminitza-c
Site : http://www.editions-harmattan.fr/index.asp?navig=auteurs&obj=artiste&no=32516
Site personnel : https://luminitzaclaudepierre.com/