Gilles Desnots
(France)
T’ES QUI TOI ? T’ES D’OÙ ?
(EXTRAITS)
Tékitoi Tédou, visitant le parc du Château de Versailles, se heurte à la question lancinante des identités plurielles qui font le quotidien de son vécu. Il entre alors dans un grand voyage intérieur où se télescopent souvenirs d’enfance, mythologies, scènes de vie, rencontres avec la Méditerranée et d’autres que lui dont il comprend peu à peu qu’ils sont tous comme lui des nomades intérieurs dont la mémoire plonge dans des histoires, des espaces, des racines, composées et recomposées sans cesse à partir de rivages multiples.
La pièce a été créée au Festival d’Avignon (Maison de la Parole) en juillet 2013, reprise au Festival d’Avignon 2014 (Présence Pasteur), à Toulon (Théâtre de la Méditerranée), Université de la Garde, Marseille (Théâtre du Lenche), Saint-Denis (dans le cadre de la Quinzaine contre le racisme), en 2015. Elle est à l’heure actuelle proposée en lecture ouvrant sur des débats concernant la question des migrations et de l’ « intégration ».
(…)
EXTRAIT 1
Bien entendu mon âme voyageuse
je suis né de toutes ces rencontres en mer
là où les sangs charriés se sont dilués
dans les flots de la grande cité cosmopolite
là où la mer qui se jette sur les sables
mélange lave efface
derrière toi
enfouit et efface
Tu débarques au rivage en homme neuf
mais jamais rasé d’assez près
chaussé d’un passé trop salé qu’on te reproche à l’instant
Tu veux te retourner
montrer à qui te dévisage
l’absence de trace
rien sous les chaussures
et rien derrière
lui dire qu’il est pour toi
tout aussi neuf et croûteux de son sel
mais tu lui dis pas
ça
ni rien d’autre
Commence la grande déglutition de toi-même
Ta gorge
comme une douane fermée à toute sortie
grand foyer des angines et des folles thyroïdes
Une fois le passé liquidé
le présent cherche à prendre toute la place
mais cette place on ne te la fait pas alors le passé résiste
se réinstalle là où il peut
passé fragmentaire mythique fantasmé
véritable tord-boyaux
qui t’éloigne de toi-même
Le nombril en convulsion se plisse et se détend
petite bouche en plein désir de parlotte
qui bouffe ta chemise en des cris silencieux
Perdu
tout en « au secours » muet
tu peux chercher à coller à l’image
à la fable fabriquée pour toi
tu es alors fils de ceci ou de cela
héros ou face de rat
mais ça n’est pas toi
Tu t’en défends alors tu n’es plus rien
tu n’es que ta gueule sur un papier
qui dit tout pour les tamponneurs de tronche
et pour toi la vie s’arrête à ce visage
en dessous rien
c’est caché
ça vit pas
pas de forme pas de chaud
trop maigre ou trop gras
aigreurs d’estomac
les plis qu’on ne regarde pas
une absence à soi-même
les migrants
les migrés migratés
un défilé de têtes
tir au pigeon têtes tranchées
(…)
EXTRAIT 2
Le mur des rêves maintenant me fait de l’ombre
Je vais me mettre à faire des rêves de ce côté-ci
Je crois bien que mes rêves de là-bas
ont toujours été des rêves d’ici
mes rêves de
et ce drôle de mur d’entre moi et moi
Sûr que de l’autre côté
le bleu de la mer n’est pas aussi beau que de ce côté – ci
la mer de mes rêves
qui me gueule d’écume
là tout de suite
à deux pas à peine de ce petit arc de sable
où je me tiens bien droit
C’est la mer du cœur et de mes tripes
la seule qui sait me parler de moi
et s’adressant à moi vous ouvre une espèce d’annuaire
où figurent tous vos noms
et toutes vos histoires
vous ici
et tous ceux du dehors vaste monde
où je vais et viens comme vous
long cheveu d’or issu de sa toison marine
Mais pourquoi faut-il qu’alors
je vous perde de vue
J’entends chaque fois la voix de ma mère
et surtout ces deux mots qu’elle brandissait
comme des reproches au couteau
quant il lui prenait l’envie de me rêver
– Ellis Island
Pense Ellis Island et va
Elle était fascinée par ceux qu’elle appelait
les voltigeurs d’Ellis Island
je crois que c’était le titre d’une émission de télé
Des hommes chevauchaient des poutrelles métalliques
au-dessus du vide
dans un paysage de gratte-ciel
Ils dominaient leurs murs étincelants
– Tu comprends bien mon amour ma vie
ces ouvriers de nulle part
aux mêmes visages
mêmes regards de plongeurs
crépus bouclés ridés cernés
mêmes figures éprouvées au désert
ah oui le désert
et qu’importe son nom puisqu’il faut le traverser
quarante jours ou quarante semaines et quand bien même autant d’années
le traverser
s’user à se rompre le derrière dans les airs
et descendre enfin
comme eux nettoyés libérés
vrais américains vrais ce que tu veux
tellement vrais que
dis-moi qui se souviendrait alors de ce qu’ils étaient avant
Et maintenant promets-moi de ne plus loucher sur l’horizon
quand tu vas sur la plage avec les autres
Ils vont regarder les filles
eh bien oui si elles sont belles les filles
Mais toi je vois bien que non
tu t’isoles
tu te fais remarquer
-Il bâille à la mer
Ce qu’ils me disent
je n’ai rien demandé
mais ils me le disent
mon fils
Alors
Moi le pays il est resté tout entier dans mes kystes
les petites grosseurs qui roulent sous la peau
ici sous la gorge tu vois bien
c’est du pays ça qui se blottit se bloque
une petite forteresse qui résiste
et que je ne prendrai plus
Et je me dis aussi que ton père
c’est comme le cancer du nomade
qu’il nous a fait
à se manger le foie de ses ici pas d’ici
c’est son foie qui l’a mangé
ici pas d’ici
N’est pas Prométhée qui veut
Moi je veux
je le veux pour toi ma vie mon amour
et même si ça fait mal et que ça dure
toujours comme un aigle qui te mange le foie
et te poursuit comme Keblout au plus profond des songes
eh bien tant que ça n’est que ça
ce qu’on va te bouffer repousse
et ce que l’histoire ne dit jamais
c’est que l’oiseau finit par se lasser
et cesse un jour de te tourmenter
C’est arrivé
comme cela
une fois au moins
j’étais très jeune alors et sur le rivage des Phéaciens
(…)
EXTRAIT 3
Je suis là
moi Tékidoi Tédou
un kosmos
et je rentre partout chez moi
jeté dans votre histoire
comme vous l’êtes maintenant dans la mienne
car c’est ici que nous nous rencontrons
sur ce rivage où nous pouvons oser parler toutes les langues
Je suis l’Ulysse déposé par les Phéaciens sur une plage d’Ithaque
que je ne reconnais plus
Je me sens Phéacien
je suis Phéacien on m’ a reçu
j’ai pu raconter mon histoire
j’ai rencontré l’amour
Une voix m’a dit
je n’aurais pas dû l’écouter
elle m’a dit cette voix que je n’étais pas tout à fait d’ici
et d’apprêter des sons des parfums
qui depuis m’ont fait regarder la mer autrement
dans l’attente d’un signe familier m’invitant à traverser
Un autre que moi se serait éloigné du littoral
Les Phéaciens ne m’ont pas retenu
on dit que pour cela un dieu imbécile
fit disparaître leur île derrière une haute montagne
J’ai perdu ce jour-là la mémoire de mes exploits
l’idée même qu’ils aient pu avoir lieu
Je me suis amputé en acceptant de devenir à jamais
ce roi d’Ithaque et basta
d’Ithaque et rien d’autre
aveugle au chahut de la mer
qui ne passe plus entre mes jambes fermées
Je ne veux pas être cet Ulysse- là
Je suis Wotan
l’immortel dépossédé de toute puissance
voyageur posant un regard léger
sur vos parcours orageux
à la recherche de l’homme qui dira
je suis tel que je suis c’est assez
Je suis Sindbad
naufragé solitaire
sur les îles de mes cauchemars
marchand d’histoires gravées en lettres d’or
par des peuples hospitaliers
mais fermés dès lors que je leur parlais
de vie de l’amour et de mort
Je suis l’internaute amoureux de tous les chez moi
des ratatouilles en streaming
de mes familles de blogs
et des mémoires en podcast
Je suis la mer
je suis ta petite voix de nomade intérieur
à qui tu te décides à laisser une place
à son murmure d’à côté
sa tessiture d’avec
son timbre de c’est comme ça
le désir revenu d’être d’ici-d’ailleurs
partout chez moi dans les cinq branches de l’étoile
sans devoir faire un choix
Peut-on vraiment choisir entre la montagne que l’on voit bleue
devant soi à l’instant
et la montagne que l’on imagine bleue
toute aussi bleue que cette autre d’ici
davantage peut-être
tellement conforme à mes rêves d’altitude
montagnes damassés
duveteuses
montagnes de velours
L’odeur forte des blés y monte la nuit
à la rencontre des troupeaux
Les bergers autour d’un feu d’ estive
enveloppés dans leurs couvertures
me parlent une langue familière
que je ne comprends pas
mais dont la musique a toujours été logée dans un creux
de mon oreille interne
et plus profondément encore puisque mon corps danse
imperceptiblement ce chant des artères
même quand depuis longtemps je n’entends plus rien
(…)
EXTRAIT 4
Et nous parlions de tout cela
nous enflammant intérieurement
sans avoir besoin de beaucoup d’alcool
simplement parce que dans l’épopée naissante
nous nous sentions exister plus largement
comme une grande respiration venue de la mer
et qui nous prenait tout entier
comme le vent et l’eau prennent les pêcheurs à éperviers
dans leur élan dansé
Et d’autres venaient auprès de nous
libérant des images et des bribes d’histoire
auxquelles ils n’avaient jamais attaché d’importance
mais qui là
dans ce concert de chaudes paroles
révélaient un sens caché
une noblesse
une vérité
Notre café devint un temps je me souviens
un extraordinaire étang d’oiseaux migrateurs
ne migrant plus depuis toujours
Il serait facile de dire que ça jacassait piaillait caquetait à qui mieux mieux
non ce n’était pas que ça
et ce que j’aimais par dessus tout
c’était d’arriver avec un tout petit retard
quand les histoires étaient sur le point de commencer
J’ouvrais en grand la porte
et aspiré par le silence du silence
je m’invitais aux noces des origines
La porte fermée délicatement
sur le front de la mer
je marche à pas lents
comme sur des patins de cire
l’ami des montagnes déjà là
m’adresse un petit signe de reconnaissance
Peu de place où m’asseoir
entre la douzaine autour de la table
des hommes
un peu moins de femmes
mais c’est une femme qui parle ce soir
elle n’a pas encore de nom
elle est belle
elle est si belle que je reste un instant là
je suis là
je
béat
complètement idiot
engouffré je ne sais où
par un profond vertige
Il y a ce silence
et sa voix qui monte
-Asseyez-vous Monsieur
-Chttt
me fait l’effet d’un chant
-Monsieur
– Taisez-vous donc
– Il n’entend rien
– Il va s’asseoir
– Chttt
– Merde à la fin
Je finis par m’asseoir
murmure approbateur
quelqu’un a tiré sur mon manteau
et je m’assois
L’histoire ne s’est pas arrêtée
elle chante ou c’est tout comme
elle est celle qui a tout vu
elle sait comme tout a commencé
elle était là
les a vus arriver
nomades des steppes orientales
nomades des cuvettes sahariennes
nomades des humides forêts du septentrion
hommes et femmes de la terre rouge portant ses craquelures sur leurs visages
autres anguleux du désert poussés par la dune
et les harnachés de peaux luisant des épreuves de l’hiver
nomades poussés par la faim la peur la conquête le désir la curiosité
ils arrivent à la Méditerranée
et là ne savent plus quoi faire
grand mouvement séculaire qui soudain s’arrête au bord d’un œil
qu’ ils regardent et qui les regarde en retour
Horrifiés les uns s’en retournent et s’enténèbrent à jamais
Prudents les autres qui frangent le littoral de leurs pas lents et lourds
finissent par s’ empayser plein-dos à la mer
D’autres encore tentent la traversée à grand renfort de cris pour conjurer ce qui frissonne au-dedans
La mer y puise les héros qu’elle abandonne au pied des Cités orphelines
Des voyageurs encore traversent et reviennent et repartent insatisfaits sur l’eau comme à terre
nomades de la mer accoucheurs des premiers métissages
Ces foires ancestrales ne courent-elles pas toujours dans vos veines ?
Oh cette question toi la belle amoureuse
pourquoi faut-il qu’aussitôt je te vois compagne de ma nudité
dans l’eau de ce nouveau baptême ?
D’autres que moi prendront la parole
Moi je me tais je te regarde
et dans tes yeux je nage
et je nage et je nage encore dans un eau bleue et familière
où mon corps épris de la mer y rencontre tout ce passé -là
c’est l’écho qui s’attache
de dix mille langues
et des soupirs des naufragés
je sais désormais que mes douleurs sont la mémoire
du bubon d’une peste sous l’aisselle
d’une jambe fauchée par un boulet
la chaîne du forçat sur la cheville
la morsure du chien de police
et le feu du baiser de la mer
dans cette eau où partout flotte un parfum de café
fumant aux terrasses
d’Alger de Venise et d’Istambul
Athènes Marseille et Barcelone
le Caire Beyrouth
ici encore dans ce café
où l’on sert un fameux expresso
dans de petites tasses blanches
à des hommes silencieux qui regardent la mer
et lorsque tout à l’heure
j’appellerai à la porte du café
Tékitoitédou
Ils se retourneront tous
pour me dire
je suis là
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Note bio biblio
Membre des EAT (écrivains associés de Théâtre)
Enseigne le théâtre en lycée
Ecrit pour le théâtre depuis 2002
Bibliographie succincte et spectacles depuis 2012
2016 ( 2012-16), Aqua alta : thématique : La Méditerranée, révoltée contre les hommes débarque dans une salle d’attente et découvre une humanité malade.
2016, Dans les lignes : thématique: novembre 1917, Claude Debussy, malade et presque mourant est enlevé par un industriel mélomane pour l’organisation d’un dernier récital, en zone d’occupation allemande. Le compositeur est alors mêlé à une histoire trouble menant à un meurtre dont l’élucidation dépend des facétie du caporal Hitler.
2015, création de Alma Mater, à Hyères, septembre : conception et mise en scène à partir d’un texte d’Albertine Benedetto ( revue Décharges, ed. Gros Textes) d’un spectacle liant texte, danse, piano, vidéo.
2015 Le temps d’après Commande d’écriture de la Cie Un mot, une voix. Thématique : la sortie de prison et la réinsertion au sein du couple. Création au festival d’Avignon 2015, Présence Pasteur ; reprise au Théâtre de la Méditerranée, Toulon, en octobre .
2014-16 Shakespeare-Cervantès participation au projet des EAT Méditerranée, dans le cadre du quadri centenaire de la mort de Shakespeare et Cervantès. Publication des textes en avril 2015 pour lectures, mises en espace, mises en scène. Texte personnel: Moulin des époux. Thématique : Cervantès et Shakespeare, la veille de leur mariage.
2014 Voyage de mots à Présence Pasteur. Poursuite de la collaboration avec 1001 Portes, partenariat avec les EAT et le théâtre de l’Espoir (Dijon). Présentation publique de Toi tu sors et après, qui deviendra Le Temps d’Après ; Lecture mise en espace de Tentation Taulard . Thématique: un couple en crise, à la sortie de prison, sur un plateau de télévision. Reprise prévue dans le Var à l’automne 2016
2014 Ruggiero Furioso. Texte écrit durant une résidence d’écriture à l’invitation de Roger Lombardot et Théâtre d’aujourd’hui (07). Représentations à Laurac ( 07 ) et Hyères. Thématique : la Grotte Chauvet, un enjeu pour le capitalisme ?
2013-15 T’es qui toi ? T’es d’où ? Commande d’écriture de la Compagnie Un mot…Une voix, et partenariat de création. Thématique : immigré ou pas l’homme est toujours un nomade intérieur. Pièce créée à Avignon (Maison de la parole) en juillet 2013 ; reprise à Toulon (Comédia Théâtre Méditerranée ; Université de lettres et sciences humaines) et Avignon (Présence Pasteur) en 2014 ; à Marseille (Théâtre du Lenche avril 2015 ; Saint Denis (Maison de la Culture mars 2015)
2013 Voyage de mots en Méditerranée : en collaboration avec Mille et une Portes. Mise en espace de la pièce de Paco Bezerra, Au dedans de la terre. Reprise à Marseille ( Le non lieu) et à Hyères (Moulin des contes) en décembre 2013 ;
2013 Diderot pour tout savoir. Commande d’écriture des EAT Méditerranée : 30 auteurs pour le tricentenaire de la mort de Diderot. Publication du texte aux Cahiers de l’Egaré. Lectures publiques en 2013 -14 à Toulon, Avignon, Paris, Nantes, Lille, Bordeaux, Marseille ; mise en espace à Avignon (juillet 14) et Hyères (décembre 2014) .Texte personnel : lettre inédite à Sophie Volland où Diderot invente Face Book
2012 Nous serons vieux aussi. Collaboration comme auteur et regard extérieur à la création du spectacle de la compagnie l’Ensemble à Nouveau ( Katia Ponomareva). Représentations à Toulon (Comédia) en Octobre 2012, à Paris (Confluences) en novembre, et reprise en Avignon (Chêne noir) en juillet 2013.
2012 Voyages de Mots en Méditerranée Invitation à collaborer à cette manifestation du Festival d’Avignon (Présence Pasteur) à l’initiative de la compagnie des Mille et Une Portes (Danielle Vioux). Lecture d’un texte de Hakim Marzougui ; ,mise en espace de Epithumia- projet, avec la compagnie le Bruit des Hommes (Var). Thématique : La Méditerranée, révoltée contre les hommes débarque dans une salle d’attente et découvre une humanité malade.Le projet aboutira à la pièce Aqua Alta en 2016.