Geneviève Letarte
(Canada)
C’est rien
Un point dans le ciel
qui m’écorche l’œil
un nœud dans le ventre
qui m’occupe en bas
C’est rien
juste un détail
et pourtant si quelqu’un
pouvait s’arrêter
C’est là
que tout commence
Plus proche du rien que du tout
un trou, une fente
un signe presque invisible
Quelques secondes à peine
pour craquer l’allumette
ou souffler la bougie
Quand l’histoire est finie
il reste encore des syllabes
des voyelles
des borborygmes
Quel tapis dérouler
pour que le reste suive ?
Demande au ciel
jaune et gris
dit l’avion qui bourdonne
là-haut
Plus près du tout que du rien
Désir
Étrange
quand dans la vie d’une femme
le désir amoureux se transforme
en désir maternel
Ce ne sont plus les beaux grands gars
que nous regardons dans la rue
mais les tout petits
assis dans les escaliers
Plus
Elle n’entend plus les arbres
pulser dans la nuit
ne voit plus les yeux du chat gris
ne sait plus parler
la langue de l’amour
ni aucune autre langue
Elle ne réagit plus à la tyrannie
ni à la bienveillance
ne capte plus les ondes
ne passe plus sa main sur la table
ne sent plus les miettes
dans le lit
Elle ne se reconnaît plus
dans les miroirs
ne passe plus son tour
aux cartes
n’a plus toujours le nez
dans un livre
Tout est allé trop vite
elle ne sent plus le vent
sur sa peau
Le seuil
Je serai là
au seuil de ta faiblesse
quand les arbres
auront perdu leurs feuilles
et que l’hiver
à perte de vue
nous tiendra par la main
Je serai là
dans les collines d’ombre
et le soleil tout cru
au bord de ta douleur
Je serai là
dans l’infini des choses tues
Marcher
Marcher dans l’air
très lentement
ou dans les pas pressés
des familles hassidiques
Marcher le ventre vide
en quête d’un visage
au bout de la rue
Marcher avec ma sœur
et aujourd’hui sans elle
dans l’implacable continuité des jours
le gouffre des saisons
Pas de Dieu
Pas de miracle
On cherche seuls
sa démesure
dans les actes rognés
du quotidian
Véranda
Le soleil s’étire
dans la véranda
et moi
au cœur du monde silencieux
je ne suis rien sans toi
qui chuchote
comme une mouche
dans un abat-jour
Combien de jours encore
à travailler l’oubli
en regardant pousser les fleurs ?
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Geneviève Letarte vit à Montréal, où elle pratique l’écriture sous diverses formes. Elle est l’auteure de quatre romans, notamment Souvent la nuit tu te réveilles (l’Hexagone, 2002), Les Vertiges Molino (Leméac, 1996), ainsi que d’un recueil de poésie intitulé Tout bas très fort (Écrits des Forges, 2004).
Elle a collaboré à divers ouvrages collectifs et revues littéraires au Québec, en France et aux États-Unis. Depuis 1999, elle est membre du comité éditorial de la revue littéraire l’Inconvénient à Montréal, où elle publie ses propres textes ainsi que des traductions de l’anglais au français.
Elle a d’ailleurs cosigné le choix, la présentation et la traduction d’un recueil d’essais inédits de Virginia Woolf, Une prose passionnée et autres essais (Boréal, 2005).
Également, auteure-compositrice-interprète, Geneviève Letarte a réalisé trois disques de chansons, dont le plus récent, Âmes soûles, est paru au printemps 2007.