Dana Shishmanian
(France)
Lundi
Aujourd’hui
que le jour est si gris
si hui – si ci – si cri
comme un fer de lance en vadrouille en bandoulière
de ma chanson de métro baladeur
je peux puisque mon ordinateur est déchargé
sortir un carnet de notes IBM et divaguer
car oui oui oui nous sommes trop vagués rivés noués
faut dériver
mais où est-elle la déchirure
de mon âme oubliée de l’autre côté de la Mer Rouge
fendue en moi alors que j’étais en même temps
Pharaon et Moïse
la rive perdue est maintenant devant moi car la terre de l’âme
est ronde
et si muove elle aussi – galigaligalileli boc ! ça cogne dur
quand on revient de face – j’ai dû sans doute me retourner
moi-même
pour venir à ma rencontre comme dans le sommeil
de la raison
pas de monstres en vérité vous dis-je pas de monstres
qu’il fait naître mais des puces mes enfants des puces
une puce est le plus petit modèle informationnel qui puisse
être contenu dans une unité de rêve nocturne profond
(les rêves du sommeil superficiel ne peuvent contenir de puces
parce qu’ils sont dépourvus de matière sémantique et où
il n’y a pas de sémantique il n’y a pas d’information (bien
qu’il puisse y avoir de sens sans information) – mais
le sommeil profond est dépourvu de rêves dites-vous – oui
seulement c’est là justement que la puce intervient
car elle compense l’absence physique de rêve
par la présence logique de toute l’information qu’il pourrait
porter s’il était là – puisque conceptuellement parlant,
il est !
Il est ce qu’il est tu es ce qu’il est quand je suis toi
je suis qui je suis et ainsi va la roue de la fortune
dixit. Et sirota en silence une
nouvelle demie toute blonde
Mardi
…avez-vous remarqué la différence entre pour que et pourquoi
et entre pourquoi et pour quoi et quoi et quoi
(si on réfléchit bien tous les relatifs sont poly-sémantiques
et c’est normal – le tissu référentiel n’est pas infini mais indéfini
(la sémantique c’est quoi sinon le quoi dépouillé de ses quoi
(« orienté objet » ha ha ha quelle découverte anachronique
(et hop nous aussi après 20 siècles et plus de philosophie
du langage, à nous inventer ontologiens
(le web sémantique l’araignée qui nous tisse de l’intérieur
de nos cervelles embrouillées
(mais non mais non ce n’est pas la même chose
(je suis là je suis moi je suis soi de soie de foie de volaille
non retour) non retour) non retour) non retour)
(combien y a-t-il encore ? – de quoi ? – de parenthèses pardi
– je ne sais pas – qui sait – qui sait quoi – de quoi –
de parenthèses (c’est mardi)
Dans le ciel antérieur brille
l’auréole boréale du jour de l’avent
et mon cœur est crucifié comme une fontaine sans fond
(comment une fontaine puisse-t-elle être crucifiée ?
– c’est que l’eau s’ensource de son centre sans cesse
et se reverse sans cesse de ses branches) fontaine arbre de vie
Mercredi
Non ce n’est pas une perte de conscience
c’est juste une perte d’espace-temps
lucide éveillée émerveillée dans le glissement
confusion fusion dé-version dé-corporification
comme si l’univers – mon extra-corps – se liquéfiait
pareil à un tableau à l’aquarelle mis sous la pluie et encore
sans qu’aucune pluie en fait ne soit tombée
si ce n’est de l’intérieur
oui ça alors tombée en haut
c’est ça c’est lui c’est Escher
Mais lui mercredi c’est quoi c’est qui
c’est la bouteille de Klein à la panse pleine
l’ouïe est absorbée par la gorge le son par la vue
les yeux touchent mollement la douce racine où se déverse
la cervelle à l’embouchure de la nuque
et seul mon front tel une proue de bateau s’enfonce dans la nuit
je suis la flèche tirée d’un arc que tend hors du temps un géant
forcément aveugle – sinon comment pourrait-il
viser la nuit
Jeudi
Jeudi sévit
du tréfonds de la pourriture je crie
connaît-on de Dieu dans le Shéol
L’ange à vélo s’acharne à se taire
quand je cours désespérément la roue à la main
qu’il a perdue en sautant avec trop de désinvolture
la mare des âmes qui se noient en elles-mêmes
(j’en ai moi jusqu’au cou j’en ai marre
mais toi tu m’as déjà
vue)
Ombres sous terre procession funéraire
marche funèbre aux cierges
lent chœur d’hommes et à peine audible
voix de femmes et d’enfants
anges et démons mélangés sur l’échelle du même chant
Vendredi
Une larme noire nous précède dans l’abîme
comme un seau à la fontaine abolie
(cette tour inversée)
un ébruitement de feuilles mortes c’est l’automne
se dit le mort rassuré bientôt la neige
fera taire les cris des oiseaux
j’ai tant besoin de silence se dit-il pour m’entendre dire
j’ai besoin de silence pour m’entendre dire
j’ai besoin de silence pour m’entendre dire
il s’est tu dans sa tête
et c’est alors que j’ai senti tout d’un coup le poids
de sa vie comme une couette de feuilles et de neige
(et ces cris ces soupirs ne cesseront plus jamais
et je serai à jamais Lusignan et Biron la déesse et la fée
(ce que la mort abolit c’est seulement le choix exclusif
non la liberté du et/ou c’est même cette liberté
que l’on découvre enfin jamais vécue avant seulement pensée
coincidentia oppositorum hic et nunc
hic Rhodos hic salta
mais cela c’est pour demain
Aujourd’hui c’est vendredi tartiné au beurre de cacahouètes
vendredi hebdophore omniphore christophore
vendredi le jour de passion
éternellement à tes portes je reste clouée
comme au pied de la croix.
Samedi
Hic Rhodos hic salta
saltimbanque de mon œil
avec l’orteil gauche j’ouvre les portes de l’air
avec mon pouce j’ouvre les portes de l’eau
allons faire des emplettes au marché de Noël dit le vigile
de nuit du château et à l’instant
les cloches sonnent l’heure de la veillée
autour du feu ramassés comme des pommes de terre à la braise
entassés concassés cassoulet miam miam
arrête un peu veux-tu c’est quoi ce délire
et puis ta recette c’est trop facile bouillabaisse dit l’ogre
se léchant les babines et rien ne peut
écouler cette montagne de paroles non dites si ce n’est que
demain personne ne sait dire de quoi c’est fait
alors saute ici
c’est samedi
(la plus belle fille que j’ai jamais vue s’assit
et de grâce remplie chante un noël de jadis
dans le métro de ma vie
(et pourquoi ne pas donner dans le vulgaire
on côtoie trop de gens on finit par leur ressembler)
tu vas t’essouffler et puis c’est d’une banalité
Et alors j’en ai pas cure
pourvu que ça dure
coda coda et vivement dimanche !
Dimanche
Exercices retrouvés de lucidité
gymnastique de clair de dimanche
matin l’air hivernal soleil (enfin !)
fondu retournant sur les lèvres
cette ambre où tels des fossiles
les âmes de tous nos morts sont prises à jamais
une vue existe puisqu’il y a à voir
(et une oreille pour les cris de mes mots accrochés
à la feuille de ce minable bloc notes – les lumières de la ville
clignotent clignotent)
En vérité je vous dis
la vue est dans ce qu’il y a à voir
la vue est le fait qu’il y a à voir
vue et voir sont une et la même chose
(là où ça devient intéressant c’est justement
quand ce n’est plus la même chose car après tout c’est quoi
la chose (ici je me suis trompée de fin de poème
et ne me suis même pas rendue compte
une fin de poème deux fins de poème c’est du pareil au pire
dit l’ami sans emporter l’adhésion
des masses larges populaires
et pourtant elles applaudissent à tue-tête
Avril 2013
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Née en Roumanie, diplômée de l’Université de Bucarest avec une thèse de maîtrise en littérature comparée, Dana Shishmanian vit et travaille en France depuis 30 ans.
L’écriture et en particulier la poésie l’ont accompagnée par intermittence au travers des expériences de la vie. Membre de l’association de poésie Hélices, elle a débuté dans la revue sur le net Le Capital des Mots d’Éric Dubois et publié aussi dans Comme en poésie, Arpa, Décharge, Esprits poétiques (Hélices), sur le site et dans l’anthologie Francopolis.
Elle a publié une plaquette intitulée Exercices de résurrection, dans la collection « Poètes Ensemble » d’Hélices (2008), et des poèmes dans des revues (Arpa, Décharge, Comme en poésie, Esprits poétiques, Les cahiers du sens 2010), des anthologies (Francopolis 2008-2009, Flammes vives 2010 et 2011, L’Athanor des poètes 1991-2011), sur des sites de poésie (Le Capital des Mots, Patrimages, Le manoir des poètes, Textes et prétextes, Poésie en liberté), ainsi que dans la revue en ligne Francopolis, dont elle est membre du comité de lecture depuis février 2012.
Elle a animé en 2010, avec l’écrivain mauricien Khal Torabully, la collecte de poèmes Poètes pour Haïti (parue chez L’Harmattan en janvier 2011, dans la collection Témoignage poétique). En décembre 2011 est paru chez L’Harmattan son recueil Mercredi entre deux peurs (collection Accent tonique). Trois autres recueils prêts à paraître sont en recherche d’éditeur.
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