Dana Shishmanian
(France)
Anti-mémoire
C’est un pays de l’initiation.
Qui en meurt – vivra.
Qui en sort vivant vivra.
Qui en vit, mourra.
J’en mourus,
j’en suis sortie vivante,
j’en suis née deux fois.
Je ne mourrai pas
car jamais je n’en ai
vécu
Sauf de la langue
comme d’un terreau secret
comme d’un lait tété la nuit
à des mamelles enfouies
comme d’un néant rose au petit matin
déposé sur les pierres du désert
(le mystère de la manne
sacrement de la communion des anges
déchus)
C’est la langue
dont s’échappe mon âme
quand je parle aux amis
(c’est d’ailleurs le signe pour moi
que je les ai adoptés)
dont suinte mon sang
quand je me blesse
(c’est le signe pour moi
que les saillants rocheux de ma route
sont authentiques)
dont s’envolent mes rêves
dans des villes inexistantes sur cette terre
(c’est le signe pour moi que mon esprit
s’est échappé du paradis)
C’est la langue à l’image et ressemblance de laquelle
est fait mon corps
quand même mon âme mon sang mon esprit
ne se trahiraient pas
de mon corps s’écouleront toujours
des demi-mots roumains
continuellement
lui il parle la langue maternelle
à en avoir la nausée
mais personne apparemment ne s’en rend compte
sinon on m’aurait interpellée
comme une somnambule
comme une incontinente
comme une folle parlant toute seule
Mais mon corps à lui seul
n’épuisera jamais
le gisement
D’une langue à l’autre
D’une langue à l’autre
on dit qu’on change de culture
de pays d’espace-temps d’humaine ambiance
ce n’est pas cela
ce sont nos organes de sens qui changent
en même temps que leurs objets
on flaire différemment les mots
on les sous-pèse autrement
on les goûte moins on les touche à peine
on les lance des yeux
on les entend bourdonner
sans rythme régulier
on en vient aux rimes faciles
aux calembours
on a alors envie de les écorcher
la sève doit être quelque part
mais peut-être pas sous l’écorce
peut-être est-elle à l’extérieur
dans le vide qui les fait cliqueter
elle est ce vide même
la manne que je mâche depuis toujours
dans le no man’s land de mes sans-rêves sans-paroles
elle est cette lumière blême
incurvée au bout de l’œil-tunnel
où le plus et le moins infini coïncident
sans se toucher
si la synchronisation est atteinte le cycle s’arrête
le nirvana – seule alternative
à l’écriture
Midas des mots
Ce qu’il touche
se transforme en mots
ce qu’il touche avec le cœur
avec le regard avec les mains
avec la pensée avec la non-pensée
avec la bouche
il mange des mots respire des mots renifle des mots
il les caresse les empoigne les défait les refait
son ouïe secrète des mots inouïs
sa langue restitue des mots omni-lingues
il couche avec eux comme avec des femmes et des hommes
il les enfante tels des nouveaux nés
les modèle comme sa propre chair
les donne à boire comme son propre sang
en réalité
ce qu’il touche devient lui-même
des mots s’il en reste derrière
ce ne sont que des pierres dans les eaux vives
témoins de son passage
insaisissable
des mémentos à notre usage
qui les prend dans son corps
se change en Sa chair
se change en Son corps
c’est ainsi qu’entre nous et le Poète
tout est transformation
(du recueil Mercredi entre deux peurs,
L’Harmattan, 2011)
La fugue
Ma joie vous ne la connaîtrez pas
là où je danse vous ne me suivrez pas
mes pantoufles usées vous ne les retrouverez pas
mes plaisirs vous ne les éprouverez pas
mes poèmes vous ne les lirez pas
j’ai décidé de partir
en moi-même
dans mon rêve à moi
dans ma vie à moi
dans ma mort à moi
dans ma pensée à moi
dans ma langue à moi
n’y entreront
que des gens que je ne connais pas
des gens qui ne me connaissent pas
qui n’ont cure de moi
ma porte cachée ne se fermera pas
ne s’ouvrira pas
elle sera là
pour qui entre et sort
sans passeport
Ce qui est
Tout ce qui est
est dans la langue
et tout ce qui est dans la langue
est dans l’homme
est passé par l’homme
est passé à travers l’homme
est vu senti vécu digéré secrété par l’homme
mais aussi ce qui n’est pas
ma poésie en fait partie
celle que j’écris celle que je n’écris pas
j’en fais partie
telle que je suis et ne suis pas
Dieu y est y est pas
langue sans l’homme ce n’est que
l’homme sans langue qui n’existe pas
et dont on ne sait pas
s’il existera un jour ou pas
alors langue et homme sont
ce qui est et ce qui n’est pas
ce n’est que la pensée
qui est limitée
à ce qui est
et encore
Parménide peut avoir eu tort
(du recueil Les poèmes de Lucy,
Échappée belle édition, 2014)
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La poésie, intraduisible ?
La poésie, intraduisible ? Pas tant que cela… à condition que le traducteur soit poète à son tour !
Du chant d’origine à sa transposition, un « contenu » nouveau surgit dans l’imaginaire du récepteur, comme si le poème passait ainsi d’un avatar à l’autre, sans pour autant rien perdre de son identité. Il est dit que la poésie est intraduisible ; pas tant que cela… Par-delà la peau de la langue d’origine qu’elle habite, et de la langue d’emprunt qu’elle adopte, la poésie semble se nourrir d’un corps langagier libre de toute langue, un corps subtil, capable de se glisser dans la peau de toutes les langues… Quand la compréhension, la sensibilité, la créativité se joignent, dans l’échange subtil entre poète et poète, le résultat est bien plus qu’une traduction, c’est une métamorphose qui renforce, et non pas diminue, l’âme du poème.
Poèmes en plusieurs langues… (extraits) (Francopolis 2010-02)
Ara Alexandre Shishmanian – Poèmes orphiques, Poèmes inédits traduits en français (Francopolis 2017-10)
Une triste nouvelle de Roumanie : la disparition de l’écrivain Romulus Rusan, avec un poème d’Ana Blandiana traduit du roumain (Francopolis, 2017-01)
Un sonnet d’Ana Blandiana traduit en français (Francopolis 2016-06)
Mike Foldes : The best time to read Poetry/ Le meilleur temps pour lire la poésie/ traduction en français (Francopolis 2016-01)
Textes d’Ara Alexandre Shishmanian, traduits du roumain (Francopolis 2015-06)
Poèmes de Clelia Ifrim, trilingues, traduction du roumain (Francopolis 2015-05)
Doina Cernica – L’oiseau voyageur, conte (Francopolis 2014-12)
Poèmes de Flavia Cosma inédits en français (Francopolis 2014-01)
Ana Blandiana, 9 poèmes inédits en français (Recours au poème, 2014-05-14 ; présentation)
[reproduit sur le blog: http://akia.eklablog.fr/9-poemes-inedits-en-francais-ana-blandiana-a130319200]
Ana Blandiana : Poèmes inédits en français (Francopolis 2013-12)
Ana Blandiana, fragment de roman, «Sertarul cu aplauze / Le Tiroir aux applaudissements»
(Francopolis 2013-03)
Ana Blandiana, poète roumaine (Francopolis, 2013-03)
La poésie, intraduisible ? – Rencontre d’une langue à l’autre à la Lucarne des écrivains (Francopolis, 2012-12)
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BIO
Dana Shishmanian est diplômée en lettres modernes, spécialité littérature comparée, de l’Université de Bucarest (Roumanie). Elle vit et travaille en France depuis 1983. Depuis 1991 elle écrit en français. Elle a publié des poèmes dans des revues, sur le Net, dans des anthologies et recueils collectifs, et cinq recueils personnels dont le dernier, Néant rose, est paru à L’Harmattan en novembre 2017.