Ara Alexandre Shishmanian
(Roumanie-France)
Les métaluniens
Miroir noir – lieu du renoncement absolu
les ombres plongent depuis leurs sommets d’éclat,
des taches vives libèrent l’incertitude du monde
de leur bidimensionnalité mystérieuse –
une humanité immatérielle se cherche
dans un silence sans images,
le trou noir des ombres où s’écoulent
des non-êtres de mélancolie –
des ténuités skiatiques skient
sur les verticales des neiges de ténèbres –
Personne s’enlace disparaissant
dans un poudroiement infini d’obscurités méconnues,
la dérive privative des connues
ressent dans l’abolition une origine,
absences fantasmées sur dentelles –
soupçon du fleuve bu par le crépuscule
rien survenu dans l’écume sans rencontre
shangri-la des évanescences
vidé des souffrances absurdes de la durée
sur la face invisible de la lune les ombres des luniens
forment à elles seules
une population distincte d’épuisements musicaux
car projetées sur le sol amritéen de la lune
les ombres des luniens prennent vie et les quittent,
se métamorphosant en métaluniens
doués non seulement de l’ubuesque ubiquité
mais encore d’une panchronie bien plus sélénaire –
ainsi les métaluniens représentent le terrible paradoxe
d’absences vivantes
qui respirent leur propre évanescence,
apparaissant et disparaissant sans limite –
jeu pur est le vide libre d’identité –
sens skiatiques et signes ectoplasmiques
Personne se remplace en se replaçant dans l’image,
les rayons, nerfs du soleil, atteignent alors
la solitude amritéenne de la lune caressée par l’énigme –
Personne s’en souvint,
il entrait dans le miroir en quittant abruptement son corps,
en traversant comme en rêve des portails vides
accompagné des éclats de rire stupéfiants de l’image,
lui-même multiplié en des éclats fracassants,
poursuivi par la meute somnambule des échos –
il surgissait des miroirs
directement dans le cerveau mystérieux de la lune
en déambulant à travers ses paysages amritéens
pareil à un métalunien, plus méconnu que tous –
plus solitaire que tous – don au néant fait don
Des cercles, surtout…
J’ai cherché à poser des cercles
entre moi et tout ce qui m’entoure
voire même, entre moi et moi –
cercles entre mots et cercles entre gestes
cercles entre susceptibilités et simplicités
cercles, surtout, entre attentes et espérances
entre « surtout » et « sur tout » –
espérer en criant après le repos du néant,
funambule des horizons, te jeter par le penser dans l’au-delà,
séparer tes pas du corps, cet instrument de torture,
être, enfin, toi-même –
quoi que ce soit – qui que ce soit – ce « même » –
libéré de l’obsédante « guernica familiale »
ou de cette horrible guérilla des âmes
qui se sentent enchaînées du fait même qu’elles sont nées
je reste parfois à la fenêtre et me casse la vitre de solitude
pour m’entailler ensuite le corps avec ses éclats coupants
en cherchant des issues –
me débarrasser de moi ainsi que d’un vêtement usé
aurait été, réellement, une solution trop simple –
des jeunesses diverses,
des jeunesses d’échange qu’on peut se procurer aisément
en les volant au supermarché (la jeunesse ne peut s’acheter,
ne peut que se voler – sans doute, à partir de la deuxième…)
voler la jeunesse de quelqu’un est un rapt –
mais voler, voler sans cesse, la jeunesse infinie du vide,
est un acte d’héroïsme, peut-être…
seulement, la jeunesse vide
et les jeunesses du vide, diffèrent-elles ?
ou la jeunesse mécanique du robot,
dépendant de quelques pièces de rechange,
serait-elle préférable
à cette jeunesse irrémédiablement périssable
qui dépend tellement des « erreurs »
et de maints préjugés absurdes,
soumise à l’agressivité irrationnelle des systèmes…
cercles, cercles posés entre moi et tout ce qui m’entoure
cercles posés surtout entre moi et moi –
entre « surtout » et « sur tout »
Arachnoïde
L’écriture est l’unique suicide,
quand les lettres s’écoulent comme un autre sang
sur le corps de papier,
ou peut-être, telle la fourrure oblique d’un animal abstrait,
l’écriture n’est-elle que le fil dédalique des empreintes
qui se coagulent dans un labyrinthe ouvert au délire,
un labyrinthe de dévoilements énigmatiques –
dans un sens, l’écriture ressemble aux traces
que laissent les patins sur la glace,
hasard lisse des glissades –
avec l’écriture, autrement qu’avec la marche,
tu te laisses derrière
tout en demeurant toujours sur place,
ce qui fait d’elle une sorte de présent continu,
au-delà du passé et du futur –
et c’est toujours à travers elle
qu’un fil paradoxal lie ta tête à la feuille blanche,
en écrivant tu apprends qu’en fait le cerveau est une filasse
que tu retords sans cesse
tissant presque simultanément la dentelle magique du texte –
tu traverses alors son monde ténu, étrangement mortuaire,
sur lequel s’éparpillent en labyrinthes minuscules
des flocons sans neige,
pollen stérile qui féconde le néant et les cendres des pensées
oui, comme si tu t’effilochais –
car l’écriture est un terrible tissage en détissage,
torture prolongée qui lèche ton corps avec un filet de sang
s’écoulant d’une blessure invisible,
ou un mannequin qui se revêt de toi-même
pour jouer dans le théâtre de clartés morbides de la lune,
cette lune à travers laquelle tu te tamises et te déposes –
des cernes t’encerclent et te cernent
dans de longues nuits froides
telles des douches à l’eau noire,
tu paries alors avec un étranger
que tu as sodomisé sur un terrain vague
en brouillard jaune et poussière trouble,
quelque part à la frontière entre hasard et mort,
oui, tu paries que tous les chemins du corps et du monde
te conduiront au même nulle part
des choses fondues en signes
où l’un est le rêve, et l’autre,
le phantasme de la trace ténue qui vous a unis,
de la trace fine qui vous raconte – et vous sépare
Traduction du roumain : Dana Shishmanian
(extrait du recueil Le sang de la ville,
L’Harmattan, novembre 2016)
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Historien des religions, diplômé de l’Université de Bucarest, Ara Alexandre Shishmanian a dû s’exiler en France en 1983, suite à des persécutions politiques. Il a publié des études sur l’Inde védique et la Gnose, dans des publications de spécialité en Belgique, France, Italie, Roumanie, États-Unis. Il est également l’auteur de 17 volumes de poèmes publiés en Roumanie depuis 1997.
Des poèmes en traduction française et anglaise sont parus dans des revues et anthologies et sur des sites de poésie en France et États-Unis.
Recueils : Fenêtre avec esseulement (juillet 2014), Le sang de la ville (novembre 2016), dans la collection Accent tonique de l’Harmattan (traduction française par Dana Shishmanian).